par Patrice Corbin
« Il faut de l’étranger pour traduire », ce constat ne se limite pas au simple truisme. L’étranger et sa langue, cette différence qui préoccupe, interroge, inquiète. Si nous affirmons, dans le sillage d’Umberto Eco que « la langue de l’Europe, c’est la traduction », nous nous mettons en disponibilité de voyage par la langue et ses singularités, nous lui concédons un possible autrement, une dimension polysémique qui sous-tend l’« in-tranquillité » de la traduction, nous ouvrons le champ de la connaissance à l’équivocité de celle-ci : « Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. »1 Soustraire la possibilité de la langue et conjointement le pluriel de sa traduction à la pathologie d’un « universel produit, qui efface lui-même pour lui-même tout moyen de voir qu’il est produit… », est l’impératif du traducteur. Le logos investi de l’absoluité, verbe éternel et inchangé, est une forme d’impérialisme qui interdit l’altérité, qui fustige la forme « impie ». Ce qui « est » se réduit à l’aporie des Intraduisibles2, « ces symptômes sémantiques et / ou syntaxiques, de la différence des langues, non pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire ». Radicalité de la différenciation que revendique Barbara Cassin par un Éloge de l’homonymie « y compris sous sa forme de polysémie [qui] est inscrite dans la singularité de chaque langue […] et dérange radicalement sa prétention au statut de logos ». C’est tout aussi radicalement que nous devons considérer la sentence heideggerienne selon laquelle « la langue grecque et elle seule est logos » et l’allemand plus grec que le grec. Ceci est à verser au crédit d’un nationalisme ontologique que le philologue Victor Klemperer3 dénonça. La conclusion se fait sur « Entre », cet « entre » qui délie la possibilité des différences par le multiple des traductions « ou le contre-imaginaire [qui] permet d’articuler autrement le dedans et le dehors, l’unité et la diversité ».
1. Jacques Lacan, L’Étourdit, Scilicet, Le Seuil, 1973.
2. Vocabulaire Européen des Philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction de Barbara Cassin, Le Seuil / Le Robert, 2004.
3. Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Albin Michel, 1996.