Agnès Rouzier : Briefe an einen toten Dichter

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

La traduction est toujours une entreprise risquée. Ne dit-on pas que traduire revient toujours à trahir un texte ? Le trahir en le livrant en otage à une langue qui lui est étrangère et dont rien ne dit qu’il parviendra à s’acclimater en elle. Au-delà d’une transplantation de biotope, n’est-ce pas une question d’écho qui est alors en jeu ? La chambre d’échos qu’est en son fond toute langue dès qu’elle se met à vouloir en traduire une autre. Va-t-elle s’entendre avec elle ? Entrer en résonnance avec ses inflexions et racines lexicales ? On reste pour le moins songeur lorsqu’on sait que Goethe, traduisant Diderot, s’est fâcheusement lesté d’une langue d’Ancien Régime que Le Neveu de Rameau s’escrimait à persifler et dénoncer à la vindicte publique. Au final, le texte en sort corseté et quelque peu guindé dans sa vêture. La vélocité même de Diderot, toute rhapsodique, et qui procède par zig-zags, ne trouve guère un allié dans la langue de chancellerie que Goethe cultivait dans sa principauté weimarienne. Mais il arrive par l’on ne sait quel sortilège que l’épreuve de la traduction transfigure littéralement un auteur. Comme s’il s’adaptait mieux dans d’autres langues que la sienne. Ainsi en va-t-il de Peter Handke ou de Thomas Bernhardt qui, traduits en français, s’aèrent et se décongestionnent de la Schwerfälligkeit, cet esprit de pesanteur, aspirant toujours à aller au fond des choses, et qui ne plombe que trop souvent la langue germanique. Au contact quasi salvateur du français, leurs textes se mettent à respirer tout autrement, sous d’autres latitudes mentales, et à acquérir même une musicalité qui restait insoupçonnée dans leur propre langue. Tout se passant comme si la traduction faisait alors office de « bain révélateur » pour un texte qui restait en exil, et dont elle assure en quelque sorte la délivrance.

La traduction qu’Erwin Stegentritt1 vient de réaliser d’un texte d’Agnès Rouzier est exemplaire à ce titre. Il s’agit des Lettres à un écrivain mort2, qu’elle dut adresser de manière posthume à Rainer Maria Rilke. Restituées ici en allemand, elles résonnent de fort loin. On les dirait presque écrites d’une époque à tout jamais révolue, ce qui n’est pas sans leur conférer un cachet quasi muséal. À l’oreille d’un germaniste, elles laisseront sans doute résonner quelque chose de l’Innigkeit de la sphère intime et qui ne va pas sans l’Unheimlichkeit, cette inquiétante étrangeté qui fait tout vaciller, entre réalité et fiction. À commencer par l’étrangéité d’une voix qui, bien qu’intime, s’interroge comme en voix-off, et ce en compagnie d’un mort qui ne saurait lui répondre. Ainsi en va-t-il de la voix qu’E. Stegentritt a su conférer à A. Rouzier. Une voix qui, de se dédoubler, de devenir doppelgängerisch, s’adresse pour une seconde fois à R. M. Rilke, et ce dans sa langue. Notre germaniste ne sera pas sans reconnaître dans son timbre et jusqu’en ses inflexions ce qui la lie irrécusablement à maintes voix issues du Romantisme allemand. Pour preuve, le titre d’un livre lui reviendra sans doute à l’esprit : Kein Ort. Nirgends / Aucun lieu. Nulle part – et que Christa Wolf a consacré à l’hypothétique rencontre entre Heinrich von Kleist et Caroline von Günderode. Rencontre qui aurait pu donner lieu à un échange épistolier, mais qui ne vit jamais le jour, sinon qu’en pensées.




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Traduction de Lettres à un écrivain mort par Erwin Stegentritt
AQ-Verlag
88 p., 8,90 €
couverture

1. L’écrivain, traducteur et éditeur Erwin Stegentritt fut lié de fort près à Agnès Rouzier. Ayant vécu avec elle une liaison tant amoureuse qu’épistolaire qui dut s’étendre sur plusieurs années et qu’il relate dans Schreibübung – paru sous le titre d’Exercice d’écriture dans le dossier n° 31 du CCP consacré à Agnès Rouzier. À ce jour, il est aussi son traducteur attitré en Allemagne et son éditeur. Outre la traduction des Lettres à un écrivain mort qu’il vient de faire paraître dans ses éditions (AQVerlag : - Weinbergweg 16 / 66119 Saarbrücken), il envisage celle du seul livre qu’Agnès Rouzier ait publié de son vivant : Non, rien. Il prépare aussi pour la fin de cette année la publication d’un livre dédié à A. R. et à qui un artiste-plasticien du nom de Till Neu rendra hommage sous la forme de sept dessins. À l’heure qu’il est, il détient toujours d’Agnès Rouzier une correspondance en français qui reste en quête d’un éditeur. Ainsi qu’une version traduite d’un récit inachevé intitulé Hélène, et dont le manuscrit autographe avait été détruit par Pierre Rouzier son époux.

2. Pour toute commande, on peut s’adresser directement au site des éditions: www.aq-verlag.de (sans frais de port par Paypal) ou à Amazon (en comptant 3 euros de port) ou encore s’en remettre à la version en ligne par eBook: 978-3-942701-34- à 2,90 euros.