Susana Romano Sued : Pour mémoire

 
par Patrice Corbin

Si c’est une femme

Pour mémoire est une langue de la disparition, de la déshumanisation, une langue charnelle où se structurent les « mots-plaies », une langue de l’horreur concentrationnaire, des mots qui s’épuisent sous le diktat de la dictature militaire en Argentine. Il ne s’agit pas d’un récit, pas même d’une plainte qui souffre de l’inaudible, ni de cette impossible mais non moins réelle réalité du camp. Ce qu’il y a, ce sont ces syntagmes qui s’enchevêtrent dans l’insoutenable, l’indicible, des « îlots de grammaires décharnées et narration dépouillée ». Une « écriture-camp » de la suppression, de l’anéantissement. « Ni celle-là ni cette autre ni cette autre, je ne suis. Je suis toutes, aucune, masse informe, presque indifférente, presque cadavre. » Procédure de l’effacement, nous sommes par le « mot-rupture » amputés ; qui est-elle cette femme torturée, violée, ce « corps en libre service » entre les mains du bourreau ? Au camp de La Perla, non loin de Córdoba, l’humanité se suicide, les « bouches d’uniformes » désincarnent, anéantissent jusqu’à la possibilité biologique « …il y a pillage ; utérus et seins vidés, bras dépouillés, maternité escamotée… » Écrire, cacher, ensevelir les mots Pour mémoire dans le tissu de la nuit. Oui après Auschwitz, après la parole calcinée de l’autodafé, après l’impossibilité du poème par la sentence d’Adorno, naît une langue sanglée par les barbelés du camp, par les cris et les odeurs de cadavres. Une autre sémantique, une syntaxe qui se dissout dans le feu des chairs meurtries « Récentes entailles brûlent entre seins dessinant cartes désolées de chair en extinction ». Comme un chant des marais devenu celui de l’abîme, dans chaque fosse dégorgeant les corps assassinés, par l’impossibilité du poème anéanti, voilà que la condition prend forme d’énoncé : Si c’est un homme (Primo Lévi), si c’est une femme (Susana Romano Sued).




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(Argentine 1976-1983)
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne-Charlotte Chasset et Dominique Jacques Minnegheer
Bilingue
Éditions des femmes – Antoinette Fouque
330 p., 16,00 €
couverture