Fredericke Mayröcker : Scardanelli

 
par René Noël

La poésie est soit indifférente aux aléas, soit à l’avant-garde radicale en réponse aux raz de marée des guerres vidant les langues de leurs substances, d’autres fois attachée à la modernité créant à partir des étymons, limons des érinyes et des mémoires, des rythmes et des expirations, des formes neuves de la langue aussi concrètes que les espèces végétales, – Friederike Mayröcker ayant quant à elle pratiqué la table rase et la néologie, puis inscrit sa vie avec les mots et leurs ombres. Allers-retours féconds où les expressions n’extrapolent, n’exploitent pas les pensées ni les sentiments qui les accompagnent, mais exposent combien chaque syllabe, chaque sonorité, sont faites d’hommes-écrins, peints dans le vif, dans leurs fibres, baignées en nature, végétales et animales. Scardanelli, un des noms, entendus par lui, de Hölderlin, papillon fixé – enclos – dans les contraintes de la folie, accompagne le poète dans un devenir fleur où Mnémosyne serait moins pavot – ou colchique halluciné –, mélancolie, mirage lancinant des parents, des amis disparus et des instants, gestes, visages, paroles d’extases inaccessibles de l’enfance et talisman contre l’instance de mort inéluctable, que le visage bienveillant de Hermès accompagnant le désir du poète vers une métamorphose du cœur, de l’âme, de l’esprit, en pollen-fleurs sans perdre sa conscience humaine, utopie. Invocation, évocation, pharmakon, contre-sortilèges, le poète hypersensible, à la merci du vent, s’en remet à la providence. Les végétaux, ce que disent les poètes à propos des fleurs, peints par Dürer et étudiés par Goethe, nourritures, étamines qui participent de la ruse, mille détours, et du devenir des espèces, sont ici les vecteurs de la vie de Mayröcker qu’elle écrit au jour le jour, quotidiennement, poète diariste cherchant une chimie où l’air, son souffle, son daimon se mélangent alors sans hiatus, image de la transparence écrite en son temps par Adalbert Stifter ou Peter Handke. Au-delà d’une sensibilité exacerbée, d’une fragilité tangible du poète, cette dévoration par l’idylle du tout, s’agissant d’un poète béni de Brahms et Hölderlin, du parti-pris de la (ré-)conciliation immodérée au pays de Christine Lavant, d’Ingeborg Bachmann, de Rheinardt Priessnitz1, dans ce livre précisément, ne sont-ils pas cependant risqués en ces lieux d’empires ineffaçables et de tant de non-dits irradiant les mémoires ? Fleur, l’angélique, ange terrestre, a sans doute plus d’une vertu, plus d’une parole de courroux structurant elles aussi le langage.




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Traduction de l’allemand (Autriche) par Lucie Taïeb
Postface de Marcel Beyer, traduite de l’allemand par Aurélie Le Née
Atelier de l’agneau
« transfert »
80 p., 17,00 €
couverture

1. … et de Robert Musil, Thomas Bernard, Gert Jonke, Elfriede Jelinek... Friedericke Mayröcker écrivant en prose et en poésie.