par Andrea Franzoni
Recueil de fragments établi selon un choix de sensibilité graphique et de sémantique intuitive, ce livre puise sa signification (éditoriale, culturelle) dans l’idée de limite : « Nous sommes de toute façon si limités que nous ne pouvons jouir pleinement que de peu de choses. Et enfin, n’est-il pas meilleur de s’approprier complètement un seul bel objet que d’en passer par des centaines, buvant un petit coup partout, et s’émoussant bien vite les sens à force de demi-plaisirs souvent contradictoires, sans y avoir gagné quoi que ce soit de durable ? »1 L’idée de limite implique celle de mesure ; une mesure, ici, qui de l’Introduction jusqu’à la note finale du traducteur, permet de conserver le caractère absolument terrestre de la Sagesse de Novalis, permettant ainsi au lecteur d’entretenir une relation intime à une œuvre qui touche à tous les domaines du savoir – physique, métaphysique, mathématiques, biologie, alchimie, chimie, philosophie, poésie – sans jamais s’éloigner de sa substance humaine. Humaine, soit, linguistique : « Le propre du langage, à savoir qu’il n’est occupé que de soi-même, personne ne s’en avise. C’est pourquoi le langage est un merveilleux et fécond mystère, – quand quelqu’un parle tout simplement pour parler, il exprime précisément les vérités les plus originales et les plus magnifiques. »2 Cela aide, de concevoir la magnificence comme le diamant d’une normalité. D’où l’importance du choix éditorial : un nombre limité de fragments, l’espace blanc autour, le texte allemand en miroir, sont des détails qui font du spéculatif (l’aphorisme philosophique ou mystique) un mode de refléter, et non pas de réfléchir ; ce qui signifie avant tout une attitude vers l’autre (l’objet de connaissance) : le savoir comme rencontre.
Habitués à utiliser le fragment pour stagner dans l’absence de vase3, habitués à lire et copier l’histoire de la séparation, nous avons pourtant toujours à disposition une grande et génuine ingénuité pour nous approcher de certains phénomènes. Oubliant un peu les définitions et le défilé des appartenances, il est possible d’évaporer légèrement en soi-même et sentir (la sensation est la clef qui tourne) que la vase est le fragment, et le fragment est le pollen de l’anonymat sacré de chacun, sa faculté de fécondité profonde. Quelque chose qui ne se maîtrise pas par un contrôle définitif, habitudinaire, mais par une course (à chaque fois son risque) à travers les aléas des déterminations extérieures : et l’exactitude inamovible de la volonté subjective. Ayant délimité ses contours, ce livre parvient à ouvrir son oreille (sans que rien ne soit perdu) à la quasi-totalité de l’œuvre de Novalis, esquissant ainsi, du fait même de sa modestie, une vision fraîche de la complexité lyrique et philosophique de Novalis. Loin des disséminations facétieuses des unions à court terme, ces fragments de Novalis (ses fragments en général) semblent avoir éliminé tout besoin d’une reconnaissance humaine. Ils sont : poétiques, car indifférents à l’effet que leur beauté produit (comme le fameux coucher de soleil). D’autant plus que Novalis, mort à 29 ans, n’a jamais connu l’âge critique, le doute d’adulte. Les lois naturelles, scientifiques, linguistiques, sociales et religieuses sont ainsi toujours respectées. Ce qui prouve, une fois de plus, la puissance de vérité que toute épreuve a, en tant que relation d’actualisation (cyclique) à la Loi qui l’observe (ou dans laquelle toute tentative s’observe). Du lointain romantique on va vers l’ici mystique, et inversement. L’intérêt croissant pour cet auteur est indice d’un moment et mouvement salutaire dans l’organisme de notre culture. C’est la possibilité que chacun a – de son vivant – de planter son Intelligence au milieu de n’importe quelle autre Intelligence, et d’en déduire, le moment venu, toute la totalité qu’il sera capable, selon ses possibilités et disponibilités amoureuses, de recevoir, nourrir, et restituer.
Traduit de l’allemand par Jean et Marie Moncelon
Édition bilingue
Arfuyen
« Ainsi parlait »
152 p. 13,00 €
1. Novalis, L’absolu Littéraire, Le Seuil, p. 431.
2. Ainsi parlait Novalis, p. 71.
3. Cf. Paul de Man dans son essai sur La tâche du traducteur de Benjamin.