par Jean-Pascal Dubost
L’auteur fait l’objet d’un culte en France, et a ses disciples, ses fervents, ses héritiers, ses imitateurs, ses épigones, ses singeurs. Parce qu’il tournait autour du cercle des écrivains beats, on l’assimile à une sorte de queue de comète de la Beat Generation, à la différence notable que son œuvre est teintée d’une qualité littéraire qu’aucun écrivain de ce mouvement ne possédait et qui l’en différencie nettement : l’humour, par l’absurde, le nonsense et l’autodérision. Il est bien vu, du coup, de la part de l’éditeur, d’avoir choisi le titre qui figure en fronton de cette somme de 800 pages (comportant une partie inédite en français). Les poèmes de Richard Brautigan puisent leur source dans la vie quotidienne, démarrent d’une observation, d’un constat. Aucune intention cependant de transcender ni de transformer l’ordinaire, mais, depuis une saynette, ou une anecdote, spectateur et observateur, par annotations légères, il relève et révèle en toute chose sa banalité si banale (en son acmé) que son absurdité devient une évidence. Comme doué d’un regard perçant voire d’un don surnaturel de double-vue, Richard Brautigan détecte un monde parallèle à la réalité où une présence diaboliquement daïmonique lui signalerait, en riant, la nullité de la condition humaine. Son talent étant alors de porter cette nullité comme une vérité gnomique, mais assortie d’un effet de surprise ; qui alors éclate sur la page, saute aux yeux, avec la fulgurance du haïku, et nous renvoie à nos affres d’inquiétude, passé notre rire jaune.
Si l’humour de Brautigan tient de l’absurde de situation, il tient aussi du nonsense à la Lewis Carroll, sinon d’un Edward Lear, d’un nonsense qui surpasse la logique manichéenne sens / non-sens. On pourrait regarder sa poésie avec le prisme de C. K. Chesterton : « de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir »1.
Mais le plaisir que prend le poète à détecter l’illogique pour le rendre logique, l’incongru pour en faire une évidence, ne cherche pas à dissimuler un profond désenchantement, sinon une philosophie désespérée de la vie, bien au contraire ; la poésie de Richard Brautigan est un oxymore continu sur chiasme déroutant, car on ne sait plus très bien si elle est gravement futile, cette poésie, ou futilement grave.
Édition bilingue
Traductions de Thierry Beauchamp, Frédéric Lasygues, Nicolas Richard
Le Castor Astral
800 p., 32,00 €
1. G.K. Chesterton, Le paradoxe ambulant, Actes Sud, 2004.