par Gérard-Georges Lemaire
Après la guerre, Pablo Picasso accepte d’« illustrer » le long poème de Pierre Reverdy. Le peintre avait déjà accepté de réaliser en 1922 des eaux-fortes pour Reverdy pour agrémenter le recueil intitulé Cravates de chanvre, paru en 1922 aux Éditions Nord-Sud. Le poète a tenu à spécifier que ce nouveau livre publié par Tériade en 1948 et tiré à 150 exemplaires n’était pas une relation conventionnelle entre un peintre et un écrivain : « Ce n’est pas un livre illustré, mais un manuscrit enluminé par Picasso. » Et c’est vrai : le texte est entièrement manuscrit et Picasso n’est pas intervenu sur le sens du texte, qui est une sorte de prière pour tous ceux qui ont perdu la vue dans les camps de concentration et dans les camps de la mort et, plus généralement, pour tous les hommes et les femmes qui ont été les victimes de ce conflit titanesque. Picasso n’apporte pas un commentaire à ce texte déjà intense et chargé d’une émotion puissante. Il n’a fait que dessiner dans les marges des formes abstraites, toujours en rouge, mais un rouge qui n’est pas éclatant. Si elles ne ponctuent pas ce superbe poème, ni ne soulignent sa gravité et ses accents douloureux, l’artiste a néanmoins procuré au livre une sorte de fil d’Ariane plastique qui n’en atténue pas la portée dramatique, mais lui offre une réalité formelle qui en souligne les différents mouvements. C’est une posture plutôt peu ordinaire pour ce peintre qui a toujours imposé sa griffe sur tout ce qu’il a touché. Il a renoncé à apposer sa griffe (mettant de côté son style aux aspects innombrables mais toujours reconnaissables) pour entrer dans la galaxie de l’abstraction qui n’a jamais été son affaire. C’est une démarche unique pour un texte aussi assez unique, dans son intensité et la force des mots qu’il ajuste avec une sorte de grand désespoir, mais qui ne sombre cependant jamais dans le pathos. C’est là la réussite étonnante de cette collaboration, qui souligne une authentique complicité.