Elfriede Jelinek : Poésies complètes

 
par Véronique Vassiliou

Car la poésie n’est pas ma forme1

Qui a lu Elfriede Jelinek sait de quel bois elle est faite. Un bois sec, tendu, noueux. Je n’avais lu que ses romans, sa prose en corde raide, défaite de toute ondulation séductrice, trempée dans le polar. Une écriture à rebrousse-poil qui ne laisse pas indemne. Impossible de voir les films tirés de ses œuvres. Trop d’images tirées à coup de cutter dans la tête pour autoriser une dilution visuelle, une « interprétation ». Je ne savais pas qu’elle avait écrit de la poésie, elle qui scandait-tendait ses phrases comme des arcs, à contre-courant. Elle, dont les mots s’enchaînent, au sens littéral, de déflagration en déflagration et dont la prose est une rafale de vers.

C’est dans un beau format grand cahier que les poésies complètes d’Elfriede Jelinek, traduites et éditées par les courageuses Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, nous sont livrées. Des « études » nous dit Jelinek. À prendre comme des prémisses où l’on retrouve parfois une sensualité adolescente, un brin de végétal et la dissociation sémantique des syntagmes, tous traits propres au poète amateur. Mais pas seulement.

« Études », vraiment, ou essence ? Essence, au sens de concentré non encore dilué dans l’espace de la prose2. Essence pré-inflammable :  « car entre le monde et le Verbe, / un abîme peut parfois s’ouvrir / comme une baraque à saucisses et / vendre par exemple dix décagrammes / de meurtre brutal. / Allemand / Douce langue. »

Jelinek rejoint alors Celan et elle est en rage, de cette même rage qui la rendra magistralement décapante. « Études » ou phrases brutes, énoncés dénonciateurs, ritournelles grinçantes ? : « je tourne / toumou toudoux / rouge amour métramour tout tourne / le filetage en surchauffe mon / filetage la mère crisse »

Ce recueil, écrit alors qu’elle a une vingtaine d’années (car il s’agit bien d’un recueil de poèmes et non d’un livre de poésie, le premier recueil bilingue des poèmes d’Elfriede Jelinek publié), laisse en tête – une fois passé le malaise du voyeur de débuts vacillants – une force âpre et ce vers programmatif : « je suis moi-même de charbon rouge ».



Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Westphalie Verlag
256 p., 25,00 €
couverture

1. Elfriede Jelinek.

2. « [...] car la poésie n’est pas ma forme. J’ai besoin de beaucoup de place pour m’étaler. »