par Alain Cressan
Hugo Hengl offre ici une traduction remarquable de la partie initiale du premier livre d’Anja Utler chez Korrespondenzen1, à la fois dans l’abrupt usage des tirets, des deux points, de la coupe prosodique, qui rompent le flux de la parole tout en la maintenant dans le jeu sensuel d’une langue travaillant les lexiques (botanique, géologique, anatomique, hydrographique, pris dans leur littéralité et une forme de métaphore2 du prendre-corps) et les habitudes grammaticales transgressées, autant par le jeu complexe des affixes que par les changements de classes qui rendent la tâche du lecteur – et, partant, du traducteur – particulièrement ardue. Sauf à se laisser prendre par l’ondulation du texte : « vouloir affluer ».
On voit alors s’infiltrer dans la lecture une rythmique paradoxale, à la fois hachée et fluide, toute en musicalité, où l’attention se meut du détail au transport dans le cours dynamique du texte, dans l’entrelacement des techniques : « – dénudé – est : atteint – le soleil – si : anguleux / si : formellement transpercé dis-tu : vois ». L’incise « dis-tu » indique le caractère parfois presque dialogué du texte, ouvrant dans la compacité du langage un rapport second : mise à distance, pour que le pronom sujet y construise un accès, s’insinue dans la corporéité de la gangue verbale (« écailles », « chair », « écorce », « peau »…), la fasse sienne : « chant tu dis chant – qu’est-ce que : chant ».
Si l’accès au texte semble peu aisé de prime abord, dans sa densité, s’en accaparer revient à tisser les liens fluctuant tant dans la syntaxe que dans le vocabulaire, mouvoir sa lecture par échos, cercles concentriques, pour en trouver le point nodal changeant3, sa luminosité moirée : « séparer / lisser voir : comme les tiges, éparses, / luisent à la lisière ».
Peu traduite en français, Anja Utler est assurément une grande voix, l’une des plus singulières, de la poésie allemande contemporaine. Espérons que cette édition en initiera d’autres.
1. Munden – enzüngeln, Vienne, 2004.
2. « caverne buccale » ou encore « peau steppisée », « bouche défrichée ».
3. « tricotée, tressé : dans / l’écheveau des nerfs broussailles fumeterre / lamier ; un battement – j’oublie – / et n’entends, ne perçois plus ».