par Emmanuèle Jawad
Littéralité rassemble les essais de Jean-Marie Gleize publiés entre 1980 et 1990 dans un livre essentiel d’écriture critique. Deux sections le structurent, une première sous le titre Poésie et figuration, une seconde intitulée A noir. Poésie et littéralité. Une préface de Christophe Hanna situe remarquablement ces deux volumes de Jean-Marie Gleize dans une « histoire littéraire alternative » mettant en perspective la poésie dans ses définitions et ses articulations (figuration / littéralité) au regard notamment de ses mutations formelles, dans l’analyse portée sur des poètes du XIXe siècle et XXe siècle, jusqu’aux « poésies sans qualités », « poésies littéralistes », « postpoésies », dans l’histoire littéraire récente.
La première section du livre Poésie et figuration se compose de deux livres reprenant le marquage chronologique sous l’angle de la question de l’espace et du moi : le livre I propose des études sur quatre poètes du XIXe siècle (Lamartine, Victor Hugo, Arthur Rimbaud et Tristan Corbière), le livre II proposant quant à lui l’analyse des poètes Antonin Artaud, Francis Ponge, Eugène Guillevic et Denis Roche au regard de l’éclatement de l’espace et du moi au XXe siècle.
Resituant la poésie dans son rapport intrinsèque à la langue, Jean-Marie Gleize amorce ses essais par une étude sur Lamartine saisi dans son approche de la langue et de ses définitions : une langue limite (p. 21), ou encore poésie-chant (p. 26), poésie comme acte plutôt que comme message (p. 33), dans la mise en œuvre de « mots-images » et d’une poésie creusant l’écart avec la convention, où le poème encore devient lieu, « espace de transgression, de passage, d’effacement des limites, pour une élévation ». L’espace lyrique ainsi questionné mène vers un « lyrisme apersonnel » dans la poésie de Victor Hugo.
Dans un souci de rigueur dans la composition et l’agencement des éléments d’analyse, titres et sous-titres précisent et ponctuent les essais, poèmes de référence à l’appui, certains faisant l’objet d’une étude spécifique très approfondie. L’étude conjointe de deux poètes (Lamartine et Hugo, Corbière et Rimbaud, Artaud et Ponge, Guillevic et Roche) étant réalisée à la suite de leurs analyses individuelles, dans la mise en évidence de leurs liens spécifiques. Resituant Rimbaud dans sa « spécificité figurative », Jean-Marie Gleize s’attache à son étude au regard de l’expérience et de la démarche poétique dans le rapport au monde, dans le lien du poème et de la langue avec celui-ci, mettant en évidence l’espace du poème chez Rimbaud dans son lien à l’expérimentation et aux savoirs. Rimbaud et Corbière ainsi perçus dans l’épuisement de « la figuration expressive-représentative, personnelle et objective » (p. 134).
La section II de Poésie et figuration s’ouvre sur un essai concernant Antonin Artaud, singulièrement à partir de ses livres Van Gogh le suicidé de la société et L’ombilic des limbes, proposant également une analyse extrêmement précise des poèmes d’Artaud. Mettant au centre le mouvement et la giration dans l’œuvre du peintre et celle d’Artaud, Jean-Marie Gleize définit cette fois l’écriture d’Artaud en lien avec Rimbaud dans une métaphore commune de l’alchimie qui qualifie ainsi leur pratique et, en lien, dans le prolongement d’Artaud, avec Francis Ponge et Denis Roche « où la poésie va continuer de se faire en se refusant » (p. 148). Dans les changements de figures et « la formulation en acte », l’écriture avec Ponge devient « l’écriture-corps ». Si la poésie non figurative de Guillevic, selon Gleize, n’est pas une poésie défigurative, la poésie se définit avec Denis Roche, dans sa radicalité, comme « langage littéral (ininterprétable) » dans une « figuration défigurative ». Dans l’articulation des liens, des prolongements et marquant les proximités et les écarts entre les différents auteurs, les études de Jean-Marie Gleize multiplient les définitions de la poésie, « sans image » (Artaud et Ponge), « ne donnant rien à voir » (Guillevic), dans un face-à-face entre réel et langue et dans l’évitement de la figure (Guillevic et Ponge), dans la défiguration elle-même (Denis Roche).
Dans le deuxième volume de Littéralité intitulé A noir. Poésie et littéralité, Jean-Marie Gleize poursuit ses analyses dans une exploration des conceptions et des pratiques poétiques, amorçant cette section par la question du roman pour Stendhal (« une question de langues »), sa conception (« non poétique ») de la poésie, sa pratique « poétique de la non-poésie (le roman) ». Le champ poétique contemporain est remarquablement saisi dans l’essai intitulé Un métier d’ignorance, dans les difficultés à se définir au sein d’une multiplicité de pratiques individuelles. Mettant au centre la question formelle dans l’approche de la poésie du second demi-siècle, Jean-Marie Gleize revient sur le rôle de la revue Tel Quel, l’Oulipo, les lectures publiques, la poésie sous ses différentes formes (poésie sonore, action, directe, concrète…) et la notion de « poésie littérale, sans figures », « à distance objective ». Poésie dans sa multiplicité de définitions que Jean-Marie Gleize analyse ainsi : « la poésie vit son état de crise, sans doute de son état de crise, un état critique et autocritique permanent qui est certainement sa seule définition possible aujourd’hui (…) ».
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Le théâtre du poème, vers Anne-Marie Albiach s’inscrit, selon Jean-Marie Gleize, dans la double perspective du « contact personnel avec l’œuvre » et de la « formulation des règles de composition ». Jean-Marie Gleize situe remarquablement l’œuvre d’Anne-Marie Albiach dans sa participation à l’invention de formes nouvelles, au regard de l’expérience (et non dans une démarche expérimentale1), sous une forme de neutralité ou d’« objectivité lyrique », portant une « vocation littérale » où l’écriture s’engage en tant qu’« acte positif, intellectuel et physique ». Inscrivant « État » (1971) dans la rupture et en lien avec Le Mécrit de Denis Roche dans les marquages historiques du champ poétique contemporain, Jean-Marie Gleize étudie la critique de la représentation chez Anne-Marie Albiach dans une poésie qui restitue « son étrangeté fondamentale » ainsi que la dimension syntaxique prégnante et privilégiée dans son œuvre. L’importance de la théâtralité est également mise en évidence dans cet essai ainsi que les liens avec d’autres écritures (Jean Daive et Claude Royet-Journoud notamment). Jean-Marie Gleize propose une analyse particulière de la première page du livre « État », ainsi reproduite dans cet essai, la mettant également en correspondance avec celle de la première page du manuscrit d’« État » et sa Table des matières. L’« opacité du corps », le rapport du temps au corps et la mémoire déterminent pour Jean-Marie Gleize le travail d’Anne-Marie Albiach. L’importance de la disposition, de la composition introduisant la notion de « blanc syntaxique » est à rapprocher de la préoccupation chez Anne-Marie Albiach de la « disponibilité » sous un double mode, celle du lecteur et celle rendue par le blanc, l’espacement provoquant « la lenteur de lecture ». Un travail de la syntaxe « discursive-syntaxique » où s’imposent les notions de composition, « dé-composition » et de juxtaposition. Au regard du caractère explicite de la poésie d’Anne-Marie Albiach, Jean-Marie Gleize définit la littéralité : « Et ce pourrait être là un des sens que j’attribue à la notion de littéralité. Une poésie “littérale” dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit. »
1. Voir sur cet aspect une note importante revenant sur la distinction fondamentale expérience / démarche expérimentale (p. 111, note 8).