par Mathilde Azzopardi
Avec La Farine, initialement paru en 1991 au Seuil, aujourd’hui réédité dans la très belle collection « Feuilles d’herbe » chez Héros-Limite, Benoît Damon amorçait – et de quelle manière – son œuvre autobiographique, composée de proses et de poèmes.
Il est, dans cette confession adressée à la mère, question de ses années de formation – initiées par la première confrontation avec la mort qui entraîne un basculement brutal hors de l’enfance –, un temps d’immense solitude, à éprouver furieusement son corps par le travail, s’abîmer dans la drogue, cultiver le goût du pire, se débattre entre la culpabilité et la rage muette nées d’une éducation protestante, avec pour seule échappatoire, la lecture, impérative et salutaire. La farine évoque, tout à la fois, la boulangerie-pâtisserie où le narrateur fait son apprentissage, « authentique esclavage », la texture de l’héroïne et la face enfarinée du pitre qu’il est devenu, Pierrot lunaire grotesque aux bras ballants d’impuissance. Lorsque s’achève le récit, la vie n’en finit pas d’être un trou noir, mais le printemps appelle, et en être enfin est une joie.
Vingt ans après ce premier texte ardent et incisif, Damon tient, une année durant, un journal, composé de quatre « livres » – un par saison – et d’un poème quotidien, écrit le plus souvent au parc genevois de l’Ariana, qui donne son titre au recueil, dans son musée, au Mont Salève, ou encore au Pérou, lorsqu’à l’été il y séjourne. Intensément, « à s’en crever les yeux », il observe les hommes, les bêtes, le paysage, relate des rêves, invoque les auteurs et les livres qui, toujours, l’accompagnent… – « Cinq sens / une grammaire poétique », et la journée devient poème. Ici encore, la forme est sèche, concise, vouée à l’essentiel – « Écrire / effacer / l’âpre résidu. » Dire ce qui est, au présent, témoigner des brèves illuminations qu’offre ce monde au ciel inhabité, adoucir la mélancolie de l’heure, contrer la mort, et par « des mots noirs comme la cendre : (…) brûler la peine. »1
1. In Benoît Damon, Le Cœur pincé, Champ Vallon, 1997, p. 112.