par Françoise de Laroque
Cher Roger Lewinter,
Je suis très touchée que vous ayez pensé à m’envoyer façon d’être – une articulation – d’autant qu’il y a longtemps déjà, je me suis signalée à vous par un texte sur L’attrait des choses qui laissait de côté sa part mystique et faisait se lever ou coucher, je ne sais plus, le soleil du mauvais côté. Je crains de n’avoir pas progressé en ce qui concerne la rigueur et ainsi de faire partie de ceux qui ne valent pas la peine, comme l’estimait Rozanov, qu’on se mette à discuter avec eux. Mais votre livre invite, incite si fortement à se situer, que, quels que soient les risques encourus et quelque piètres que puissent paraître mes remerciements, je ne résiste pas à l’envie de vous répondre.
Le titre sous lequel vous avez réuni ces textes pose la question essentielle, je serai tentée de dire la seule vraie question : comment être ? Être est une « réalisation personnelle tout intérieure » qui dépasse le fait d’exister et cette « façon » à trouver – objet d’une quête permanente – est une « articulation » avec ce qui nous dépasse que vous nommez Dieu ou divin.
Être est d’autant plus difficile aujourd’hui dans un monde où l’économique est devenu un principe de structuration du réel que vous estimez totalitaire : « Je dis l’économique totalitaire, dans la mesure où, sitôt que l’individu l’admet comme système de fonctionnement en réalité, par le jeu des besoins provoqués et des connaissances récusées, il l’empêche de concevoir d’autres possibilités de fonctionnement pour sa vie, qui, en changeant de système de référence, consisterait en des besoins auxquels il serait en état de répondre seul, sans recours à ce qui lui est, essentiellement, étranger. »
Une société qui réduit la réalité à l’économique, à une « gestion de la boutique », en quoi consiste maintenant le politique, aux questions sociales qu’elle ne résout pas, confond progrès et croissance, prend la mort comme un non-sens, un mal à abattre comme si le terme d’une chose pouvait lui être étranger, ignore toute transcendance, une telle société ne peut produire qu’infantilisme, recherche constante de solutions de facilité – où l’humain s’économise au lieu de se développer – et destruction. Se croyant seul maître à bord, sans souci d’« articulation », l’homme engendre l’inhumain, devient son propre ennemi.
Il me semble que je vous rejoins dans ce que j’emprunte à votre analyse, quoique, athée (et goy), il me manque la référence à Dieu. Dieu qui pour vous n’est pas incarné, n’a besoin ni du religieux institué que vous qualifiez de profane, ni d’« exister » – « Dieu n’a pas besoin d’être réel pour exister, puisqu’il est vérité humaine en élaboration constamment reprise » – n’a pas grand-chose à voir avec Dieu qui a servi et sert toujours à animer des conflits essentiellement politiques et économiques, mais le mot est le même qui ne m’a jamais appelée. Je ne suis pas à l’aise non plus avec le clivage esprit / matière. Être passe également par air, eau, pain… et si la pensée s’arrête avec la mort du cerveau, elle ne m’en paraît pas moins incommensurable. La science, dont je souhaiterais qu’elle fût « avec conscience » et non souvent à la solde de l’économique, ne viendra jamais dans son exploration de la matière, dont elle a pulvérisé l’image dense et opaque que nous en avions, à bout de la « magie ». Vous unissez intimement, me semble-t-il, matière / esprit dans le corps, lorsque vous soulignez que le siège de l’esprit, ce principe vital, n’est pas, contrairement à ce qui est dit, dans le cerveau-ordinateur, mais dans le cœur.
Être requiert un sens autre qu’une logique matérielle. Vous reprenez l’exemple du templum, ce carré de ciel des Romains pour donner une image de l’articulation avec le divin. Enfant, j’aimais les augures romains contrairement aux haruspices fouilleurs d’entrailles. Les yeux levés vers un ciel qui ne me proposerait pas de vol d’aigles, je songeais que dans cette position de guet, il serait très facile de pivoter si nécessaire pour recevoir, des oiseaux croisant ainsi du bon côté, un message favorable. Cette petite astuce ne m’a pas conduite, adulte, vers l’opportunisme, les affaires ou la politique, plutôt vers un désir d’indépendance. Plus sérieusement, la « nécessité de la fiction » – pour vous celle de Dieu –, sa « fonction existentielle » puisqu’« elle permet d’articuler la réalité », que vous exaltez, et l’idée que le « salut » réside « dans la reconnaissance humainement créatrice de cette fiction » éclairent ma réflexion et cependant je vais encore mettre sens dessus dessous vos propositions au point que je ne sais plus si je les imite de loin ou les inverse.
L’univers – auquel vous n’identifiez pas nécessairement Dieu – serait le réel pour moi. Réel vers lequel nous tendons à travers nos représentations, interprétations, images, langues, aménagements… sans l’atteindre vraiment – les transformations que nous opérons n’étant que superficielles à son échelle – et qui nous atteint parce que nous existons en lui. Le beau, le vrai, le juste sont peut-être des points de rencontre, des éclairs ou des illusions, mais la fiction est l’humaine condition et reste humaine tant que l’on a conscience de son essence fictive. L’erreur – que je ne situerai pas dans le temps, le golem et la volonté de puissance me paraissant avoir toujours existé – est de confondre notre monde d’images avec le réel, d’en faire un absolu, de l’imposer, empêchant l’individu de trouver sa façon d’être, d’oublier que « notre monde » est médiation, articulation, de le développer à outrance au point qu’il cache l’invisible et devienne ainsi « humainement faux ». Aux créateurs de faire valoir la fiction, le statut de fiction, dans une société qui de plus en plus prétend avoir « le sens des réalités ».
Votre livre, même à travers cette lecture restreinte, fait que l’on se sent, alors que l’écart par rapport à l’essentiel semble ne cesser d’augmenter, un peu moins en exil.
De tout cœur, avec vous dans la défense de l’humain,
Françoise de Laroque