par Françoise de Laroque
Je dis quand même « Oui » / et je siffle
Au sein d’une modernité dite négative, Jean Daive est celui qui dit oui. Non pas au monde comme il va – « il trouve atroce la vie d’après nature » – mais à cette faculté de créer anamorphoses et métamorphoses qu’il observe dans la peinture, qu’il met en œuvre dans l’écriture. La poésie transgresse, dissout les frontières physiques et culturelles, ce n’est pas nouveau, mais chez Jean Daive le désir est particulièrement vif de « laisse[r] arriver ce qui doit arriver en évidences, en vertiges, en secrets, en réseaux de ressemblances, d’anachronismes et d’affinités parfois lointains sinon inconscients. »1 « Ce qui doit arriver », si est atteint cet état de concentration, d’exclusion de tout sinon sa passion, passion dont il donne une image – « un homme seul joue aux échecs avec un inconnu au milieu du vide. Il est là, il n’est nulle part. Et il est là. Il est dans l’attitude de l’insistance »1, image que lui inspire sa première vision de Marcel Duchamp lors de leur rencontre dans un café de la place Denfert-Rochereau. L’image pourrait convenir également au travail poétique : une attention exclusive au jeu de l’écriture. Une façon ambiguë, paradoxale d’être au monde – « Soi posé là ne peut être présent » – monde dont le poète aurait cependant incorporé « tous les styles de “non-moi” ». La passion d’ouvrir de nouvelles voies, de cultiver la « créativité du lien »1. De desserrer au préalable dans l’immense bibliothèque de la mémoire la cohésion entre pensée, images, mots et sons.
Le style dominant ici est celui du faune qui traverse le poème avec son aura de connotations (pastorales, érotiques, Mallarmé, Debussy) sur ses sabots fendus et pensants. La marche, à la fois « unité d’abandon » et avancée vers soi, n’est pas linéaire : le poème étire sa verticalité des mythes fondateurs à une modernité encore « à choisir », lance des obliques – frère, sœur, inceste –, rhizome le long des murs des choses établies qu’il perce résolument. Le faune n’est pas seul : défilent spectres, gens du cirque, tireuse de cartes, perruquière de plateau…, apparitions fugaces et celles plus insistantes d’une femme, d’un homme et des pronoms-personnages dont un je. Les situations évoquées sont celles de la vie ordinaire : relations amoureuses, familiales, aimer bien, mal aimer, départ, retour, attente… En arrière fond, comme « ébruitée[s] dans la brume », on devine les questions qui hantent les consciences contemporaines ou de toujours (guerres, exécutions sommaires, discrimination, vie chère, corruption, terrorisme, les sans-abris, les origines, la vérité…). Mais au premier plan, ce que nous voyons, ce sont des compositions insolites ponctuelles ou souvent filées : un visage sans bouche, un peigne fait de braises, une maison à un seul mur, une bretelle vert-volet-d’écurie… Un contraste est aussi un lien. Le poète cultive l’effet double ou multiple en rapprochant, par exemple, bouche et égout qui partagent le même mot. Il réunit « seringue » et « seringas » presque homonymes, reprend plus tard un jeu allitératif semblable, glissant de l’association soin / drogue / fleurs / amour à l’ambiguïté soin / supplice : « seringue ou serrer le garrot ». Il combine histoire d’amour et histoire de la soif dans l’image d’une fontaine qui n’étanche ni l’un ni l’autre et, devenue soudain portable, se transforme en miroir, en poudrier sans poudre. La soif ressurgit dans une scène de prière devant un robinet, ouvert, fermé selon les phases du rituel. Et réapparaît dans cet assemblage2 : « une religion », détachée et mise en relief par les blancs, précédée de l’image de la grille et du rat, suivie par « C.L.O.A.C.A. », assemblage à la fois violent et impertinemment pertinent, si l’on songe à l’hydraulique salvatrice. Le poète manie alternativement le fouet et la « baguette / à émulsions d’étoiles » et les deux seuls lieux précis nommés dans Monstrueuse sont Auschwitz et Hollywood.
L’œil du faune est épiscopal3 – dans le sens grec episkopein = inspecter – ; il épie à travers les feuillages, trouve la veine essentielle du bois, se détourne tout à coup de la femme pour focaliser sur les cils de l’âne qui la porte. L’œil du faune, lié à la fente (à son pied fendu) non seulement se colle aux grilles, au sexe, aux trous, mais son regard fend. Les mots, par exemple : l.i.b.e.r.t.é. Les lettres libérées, le l, le i, s’empressent de rejoindre derrière les barreaux la lime du prisonnier et le linge mouillé qui l’entoure, rencontrent la loi et la nécessité de légiférer jusqu’à former l’image des « lois langées », comme si une humidité contagieuse venue de l’enfance, ou des premiers âges de l’humanité, d’un monde lacustre, ne cessait d’imprégner nos plus hautes institutions, venait rouiller les prétentions modernes. Dans Monstrueuse les vannes s’ouvrent et les eaux usées remontent jusque dans le sommeil agité.
Pour que les voies nouvelles ne se figent, la phrase souvent propose une alternative ou multiplie les verbes créant un carrefour de possibles – « dévisager pour envisager et / défigurer – dire ». L’absence de décision est ici une forme d’insistance, de creusement. Une autre forme en est de presser la voyelle a contre sa langue, dans la gorge, la poitrine, de l’incorporer jusqu’à atteindre, au fond, la femme et le nocturne. On dirait qu’au bout de toute épaisseur traversée, l’on débouche sur l’origine comme si le regard et la pensée finissaient toujours par décrire un cercle.
Mais avant le retour, les perspectives sont vastes dans ce monde à « quatre horizons / quatre Minotaures », répondant à des « promesses faustiennes ». Le poète n’a pas manqué de structurer un tel édifice aux composants éclectiques. Le feu – soleil, cendres ou flammes qui brûlent la maison ou le corps ; « est-ce que tu brûles bien ? » est l’étrange question posée par elle à je – contrebalance ou aggrave le travail des eaux. S’ajoutant aux deux éléments, d’autres motifs ou thèmes ponctuent l’ensemble, lui apportent du liant. La neige tombe régulièrement sur les toits, les sons, au bord des égouts, à l’approche d’un sacrifice humain, ou de la liberté et soudain, abandonnant sa blancheur, mêlée à des framboises écrasées, se fait sorbet dans la bouche. Le drap, euphorique ou déchiré, trempe tour à tour dans l’égout, l’amour, la solitude, l’Histoire. La musique conduit les douze mouvements du poème : jeu des allitérations, ces percussions légères qui font avancer les images ; instruments, flûte du faune et violoncelle, en exercice ou dans leurs étuis lors de déplacements ou peut-être de l’exil ; voix humaines, douce et solitaire – « elle – pâle // parle / à la lune » –, amoureuse – « récitatif enlacé » – , burlesque dans la répétition intempestive « J’ai oublié mon parapluie », cri – « il hurle éviscéré / comme cette corde » –, ou encore échos tapageurs des buanderies… Le thème le plus constant est la femme. Mythologique, primitive, dévoreuse de chair humaine, paysanne désherbant ou juchée sur un âne, moderne aux ongles laqués de noir, maîtrisant l’art de la bretelle sur l’épaule nue, changeant d’idée comme de sac et surtout « nue, dévêtue ». Elle est dite à la fin du poème « énonciation illimitée ». En qualité d’inspiratrice ? En tant qu’origine et perpétuation des corps et des discours ?
Qui est Monstrueuse ? La nature humaine à laquelle le faune tente peut-être d’échapper en clamant « Je ne suis pas né d’une femme » ? La part féminine de chacun ? La bouche, plutôt, dont l’absence muette ou suppliciée est encore plus monstrueuse. Bouche que le poète tantôt avilit, tantôt sublime. Fente et lèvres qui absorbent, ingèrent, incorporent et expriment, énoncent sans limites.
1. Jean Daive, L’exclusion suivi de Ugly Buty de Pierre Buraglio, Galerie Jean Fournier, Paris, 2015.
2. « l’hydraulique est le langage de la grille
et du rat
une religion
C.L.O.A.C.A. »
3. « il – derrière, toujours
dit : “Sexe, épiscopalement
vôtre” »