par Tristan Hordé
Chaque livraison de L’Étrangère s’ouvre par des réflexions du maître d’œuvre, Pierre-Yves Soucy, le plus souvent autour de la poésie ; réflexions ici pour, encore, approcher ce qui caractérise la relation entre poésie et réel, sachant qu’« une conquête de la parole poétique ne s’acquiert que par instants [et] offre un espace où l’on se perd ». Suit un ensemble où se succèdent prose et poésie, écrivains confirmés et d’autres encore peu publiés. Ainsi Nathaniel Rudavsky-Brody (né en 1984), traducteur de Fondane et Valéry en anglais donne, extraits d’un ensemble, des poèmes qui sont éloge du silence et ancrés dans la réalité d’aujourd’hui : s’interrogeant sur les habitants de sa ville, il conclut « est-ce mystère s’ils naissent et meurent sans avoir changé le monde ? »
Autre voix, venue d’Allemagne de l’Est et également francophone, Katia Roessel (née en 1981) propose des variations (orphée / dyonisos), dont les vers incitent à aller vers son premier recueil, (Les yeux bandés, 2010). On ne s’étonne pas que Jean Edelbluth (né en 1986), si attentif à la lumière dans ses poèmes, soit également peintre. Harry Szpilmann (né en 1986), alternant séquences longues et très ramassées, questionne l’écriture d’une manière parfois incantatoire : « Le texte où nous composons, décomposons, serre de ses liens la violence d’un arrachement, démembrement d’un souffle où parler serait brasser les gravats d’un non-lieu. » Dans des proses et vers lyriques autour de l’enfant, Élodie Simon varie les formes des poèmes, jouant avec les blancs et les décalages dans la page.
Parallèlement, L’Étrangère retient des poètes que les lecteurs connaissent de longue date, comme Jean-Pierre Burgart, ici avec des poèmes autour de l’oubli et de la mémoire, du rêve et du néant, de l’étrangeté de vivre. On lira aussi Hypographes de Pierre Drogi, quelques extraits de poèmes de Sereine Berlottier, aujourd’hui publiés sous le titre Au bord (Lanskine), Pensum de Didier Cahen, monologue plein d’humour à propos d’une tâche à accomplir dont on ne saura rien, sinon qu’elle suscite des désaccords profonds entre le narrateur et une autre personne. Henri-Pierre Jeudy se souvient de ce qui se passe après une délicate opération du cœur : qui se réveille ? comment distingue-t-on alors réel et réalité ? quel regard porte-t-on sur le monde retrouvé ? Les pages de carnets de René Noël touchent des questions d’esthétique, de morale, de vie : « Ce n’est pas parce que les fous gouvernent le monde que tu dois renoncer au bon sens. » Cette livraison au sommaire varié s’achève avec un essai de Christian Ruby pour comprendre « quel spectateur (Freud) devient (…) et comment il conçoit progressivement et élabore, en psychanalyse, une théorie de la contemplation esthétique. »