par Matthieu Contou
Entre 1925 et 1930, Ossip Mandelstam ne parvient plus à écrire de poèmes. Il se tourne alors vers la prose et travaille à plusieurs récits dont Le timbre égyptien (1927). Un texte prodigieux, republié cette année aux éditions La Barque dans une nouvelle traduction de Christian Mouze.
Conformément à un diagnostic qu’il avait établi en 19221, Ossip Mandelstam s’efforce d’y retrouver sa voix au beau milieu des ruines d’une intrigue que l’auteur des Nouvelles de Saint-Petersbourg n’aurait pas désavouée.
Cette intrigue ? Une journée de la vie de Parnok, « petit homme aux souliers vernis, objet de dédain pour les portiers et les femmes »2, « trottinant sur les trottoirs encore humides » de la ville des Tsars, lui aussi à la recherche de « son enveloppe terrestre »3, de « sa soeur chérie »4 : sa jaquette, impayée, nuitamment reprise par Mervis, son tailleur. Sur sa route, Parnok, qui, « plus que tout au monde, craignait pour lui la défaveur de la foule »5 – « [s]es camarades d’école le harcelaient avec les noms de “mouton”, “sabot vernis”, “timbre égyptien” et autres désobligeances »6 –, assiste à un lynchage. Seul à juger important de porter secours à la victime, il s’y emploie, vainement. « Ce soir-là Parnok ne rentra pas à la maison pour dîner, ni ne but son thé accompagné des biscuits qu’il aimait comme un canari »7. Mais, errant dans Saint-Pétersbourg, il met soudain le doigt sur la raison de son malheur : « il ne possédait pas de généalogie »8. Or « pas moyen d’en prendre une. Il n’en avait pas, un point c’est tout ! Pour toute parenté – la tante Johanna. […]. Avec une telle parenté, tu ne vas pas loin. »9 Toutefois, « c’est quoi pas de parenté ? Permettez, comment ça arrive ? »10 Et « tous ces gens qu’on jetait au bas de l’escalier dans les années quarante et cinquante, tous ces gens dénigrés, offensés, injuriés par ceux qui ont les mains blanches, les mains maquillées »11 ?
Même question : « Mémoire : jeune Juive malade qui, la nuit, s’enfuit en secret de la maison de ses parents et gagne la gare Nicolaïevsk. Qui va la prendre en charge ? »12 Une autre langue. La langue, sidérante de beauté, qui prévaut partout ailleurs dans Le timbre égyptien quand Ossip Mandelstam y délaisse Parnok, sa fiction, et s’y met à parler à la première personne. Pour mieux la libérer de la littérature, des mots qui asservissent la voix du poète. Pour mieux se « détacher de [l’]Égypte des choses »13.
Postface d’Odile des Fontenelles
Pré-texte d’Olivier Gallon
La Barque
64 p., 15,00 €
1. « Désormais les destinées du roman vont se confondre avec l’histoire de l’effritement de toute biographie en tant qu’expression de l’existence d’un individu, ou plutôt avec la perte irrémédiable de toute biographie. » Ossip Mandelstam, « La fin du roman » (1922), dans De la poésie, Traduit du russe, présenté et annoté par Mayelasveta, Gallimard, « Arcades », 1990, p. 105.
2. Ossip Mandelstam, Le timbre égyptien, Traduction Christian Mouze, Postface Odile des Fontenelles, Pré-texte d’Olivier Gallon, La Barque, 2017, p. 15.
3. Ibid., p. 10.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 27.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 47.
8. Ibid., p. 48.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 40.
13. Ibid., p. 9.