Pour Ludovic Janvier. Paris, octobre 1934-18 janvier 2016

 
Norma Cole

On me dit

(Traduit de l’américain par Françoise de Laroque)

On me dit ce matin qu’il est mort. Il y a cinq jours. Je retiens mes larmes. Les retenir pourquoi ? Personne ne me voit. Et s’il y avait un témoin, il suffirait d’expliquer. Expliquer quoi d’ailleurs ? Ce « d’ailleurs » est un pont. Qui mène où ? Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. Nous nous sommes vraiment rencontrés, un rendez-vous fixé à l’avance dans un café, rue Lagrange. Le café s’appelait probablement Lagrange. Je l’avais choisi parce que j’y allais souvent. J’habitais au coin de la rue des Anglais dans le cinquième, rue dont un ami qui habitait le neuvième dit un jour qu’elle n’existait pas. Au volant de sa voiture, il affirmait avec l’assurance de quelqu’un qui habite le neuvième qu’il n’y avait pas de rue avec ce nom-là. Lui – l’homme mort il y a cinq jours – portait, je crois, un sweater bleu ciel, col en V. À moins que ce ne soit Bob avec ce sweater bleu quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois au Poetry Center, ses cheveux blonds (blonds dans mon souvenir) rassemblés en queue de cheval. Le fin mot de l’histoire c’est que je pleurais pour un homme que je n’avais rencontré qu’une fois. Quand je l’ai vu au café – l’ai-je vu en premier ou est-ce lui ? Je suis vraisemblablement arrivée en avance et c’est moi qui ai demandé la table. Une de mes habitudes. J’aime arriver la première, m’installer comme si j’étais à cette table depuis longtemps, y étais depuis toujours. Il avait une allure sportive, comme s’il jouait au tennis. Peut-être était-il un joueur de tennis sortant juste du court. Je ne me rappelle pas s’il avait ou non une raquette. Plein d’une énergie qui ne ressemblait pas à celle de l’écriture. « Ses cheveux, ses cheveux », répétait-il, en agitant une chevelure imaginaire, comme pour me reprocher de ne pas être ravissante. J’avais les cheveux longs à l’époque mais je voyais bien à son œil qu’il n’était pas séduit par mes longs cheveux. Chez eux, rien de luxuriant, d’ensorcelant. Elle, elle avait des cheveux épais, magnifiques, c’est évident, il suffit de jeter un regard sur les quelques photos qu’on trouve d’elle. Il m’a montré les photos d’un vieux journal jauni. Dans la rubrique TV. Une seule photo peut-être. Mais je sais qu’il devait y en avoir plusieurs. Le photographe qui mitraillait l’écrivain célèbre sur l’œuvre duquel l’homme avec qui j’avais rendez-vous avait écrit un livre, en compagnie de la jeune femme poète beaucoup moins connue à la chevelure somptueuse, les deux dans un café quelque part à Paris ou Berlin, avait dû développer la série et la remettre à l’éditeur contre une belle petite somme. Ou au secrétariat de la rédaction, lequel avait choisi une image de l’écrivain célèbre pour le journal qui avait eu assez d’espace pour l’insérer. Où étaient passées les autres photos ? Pour le savoir, j’avais appelé le journal. La rubrique n’existait plus. La personne qui m’avait répondu prétendait qu’ils ne conservaient pas les photos. Pourquoi ne pas les archiver ? Quand l’écrivain célèbre, sur lequel l’homme avec qui j’avais rendez-vous avait écrit un livre, mourut, aucune des photos de lui en compagnie de la jeune femme poète, les deux attablés dans un café, n’avait fait surface, si bien qu’ils avaient dit la vérité en affirmant qu’ils ne possédaient pas ces photos. L’homme avec qui j’avais rendez-vous pour parler de la jeune femme poète à l’éblouissante chevelure m’avait confié qu’eux tous, les hommes, vieux, jeunes, entre deux âges ou au-delà parlaient ensemble de ses cheveux. Le murmure s’élevait-il sur son passage dans la rue ou dans la salle lors d’une réunion, quand ils venaient discuter de leurs projets de publication ? Parlaient-ils de la violence de son écriture ?

NdlR : « L’homme avec qui j’avais rendez-vous » est donc Ludovic Janvier, à qui est dédié ce texte ; « l’écrivain célèbre » est Samuel Beckett ; « la femme aux cheveux somptueux », Danielle Collobert.




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