Critique

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Est-ce qu’une communauté d’êtres sans revendication identitaire est concevable ? Une communauté où nous ne serions pas réduits à nous enchaîner les uns aux autres par les liens sacrés du sol, du sang, et de la lignée. Une communauté d’apatrides en quelque sorte, de « singularités quelconques » dirait Giorgio Agamben, et qui n’ont cure de leur état civil, sachant qu’on finit toujours par pourrir en voulant jeter des racines et arguer d’une identité dont on peut fort bien se passer. Car la destitution, voire l’oubli de soi, prendrait ici le pas sur la constitution, toujours névrotique, d’un Moi en quête de reconnaissance. Et le défaire, voire le rien faire qui laisse tout en suspens, y primeraient sans doute sur l’arrogance du savoir-faire. Mais je ne sais au juste si l’hypothèse d’une telle communauté est bien tenable? Si elle ne reste pas un vœu et dont il faille faire son deuil ? Encore que la disparition du sujet, fêtée et annoncée par Michel Foucault, reste à l’ordre du jour sous de multiples avatars. Sans aller jusqu’à consulter un sage taoïste, je suppose que l’existence de cette communauté – qui ne saurait venir à jour, tout en ne cessant d’advenir comme à contre-jour mène une existence qui reste purement virtuelle. Elle pourrait être configurée par la gente des lecteurs, des flâneurs, ou des dormeurs. Et tous ceux qui, par désœuvrement s’adonnent à une oisiveté studieuse telle que la cultive Giorgio Agamben, pour qui la question décisive en matière de vie n’est pas « que faire » (de sa vie), mais « comment être » (en vie), au sens où l’entendaient déjà ces guides que sont Sénèque, Montaigne ou Spinoza. Comment être, ici ou là, au gré des circonstances et des modes de vies qu’on mène au cours d’une vie ? Comment être à l’écoute, entrer en contact, nouer un dialogue ? Comment être tout « en persévérant dans son être » aurait dit Spinoza. À chacun son mode d’emploi et qu’il est seul à détenir.
À chacun ses plis, ses tics et ses effets de signature, et qui –  au dire de Giorgio Agamben – le feront apparaître irréparablement comme il est.
Dans l’hommage collectif que la revue Critique vient de lui consacrer, cette question revient à plusieurs reprises dans diverses contributions. Georges Didi-Huberman la traite en première ligne, en nous rappelant à juste titre que l’expérience de la pensée prend appui chez G. A. sur une forme de désœuvrement, de défection de soi. Le penseur en lui, et qui se doublerait d’un passeur clandestin, sait laisser agir les circonstances, et en s’abstenant d’agir lui-même. Faisant ainsi du retrait de soi et de l’inaction une force de vie insoupçonnée et dont on est encore loin de connaître le mode d’emploi. Ce penseur des marges, des seuils et des lisières, Marielle Macé l’accompagne aussi dans une contribution de haute volée, où elle esquisse son portrait en Polichinelle, pour qui le tragique de l’existence n’irait pas sans une forme d’allégresse. « Que la vie soit » – l’ainsi soit-il de toutes choses – « c’est cela même qui ne peut se dire », à défaut de quoi « on ne peut qu’en rire ou en pleurer ». À commencer par l’idiosyncrasie de tout un chacun et qui fait son genius, son malin génie. S’il est unique en son genre, il est aussi fait irrémédiablement comme il est, sans qu’on puisse y changer grand-chose ou lui en tenir grief. Son irrémédiabilité n’a pourtant en soi rien de tragique ou de diabolique. Elle peut même avoir en certaines circonstances quelque chose d’éminement comique. Tout dépendra de l’éclairage interne, de la Stimmung, du lieu et du moment. Tout reste envisageable, vu que l’éventail des formes et des manières de vivre est sans limites. Il suffit de les inventer pour en disposer. Si Nietzsche n’avait pas pactisé avec la figure tragique et parodique de Zarathoustra, mais avec la silhouette bigarrée et farcesque de Polichinelle ; s’il avait élu la ville de Naples et non celle de Turin, sans doute aurait-il trouvé l’antidote à sa folie ? Encore que l’Amor Fati qu’il prônait, ce cri d’adhésion à son propre destin, est seul en droit d’y répondre. Par lui, je me veux de toute éternité tel que je suis et aurai toujours été et serai à tout jamais.




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Critique
N° 836-37
« Giorgio Agamben »
Minuit
176 p., 14,00 €
couverture