Lyn Hejinian : Ma vie

 
par Mathilde Azzopardi

« Chaque paragraphe conçu comme un atelier. »
Ron Silliman

La mémoire, écrit Hocquard, « n’est jamais linéaire. Elle procède par bonds, dans le plus grand désordre. »1 Ainsi en va-t-il dans Ma vie, autobiographie expérimentale de Lyn Hejinian, composée de 45 séquences de 45 phrases écrites à l’âge de 45 ans2 : les souvenirs – « instants de conviction » selon Hocquard, « pensées saisissantes » selon Hejinian –, surgissent ici de manière imprévisible et s’enchaînent selon l’association libre : une simple tournure syntaxique pourra faire le lien entre deux énoncés, ou encore un mot répété, créant dissonance ou « hasard heureux ». La structure générale relève de la composition, et les phrases pouvant apparaître comme métaphores de celle-ci ne manquent pas : « À la main, assemblé, avec du fil et du crochet. » « Comme cordage ou collage. » « Ma vie est comme une poreuse constructivité. » Truismes, instantanés de l’Amérique de ces années, moments intenses ou dramatiques, anecdotes : tout est équivalent, simultané et paraît interchangeable – « Une pause, une rose, une chose sur du papier. », en écho à A rose is a rose is a rose.
45 x 45, soit 2025 phrases – l’opportunité d’une enquête sur les possibilités syntaxiques : phrases simples, complexes, longues ou minimalistes, grammaticalement correctes ou fautives, étranges, absurdes. L’un des moteurs essentiels du texte, la répétition, avec ou sans variation – le terme est à entendre dans son acception musicale (« L’évidente analogie est avec la musique. ») – souligne l’importance du contexte de production de l’énoncé. L’attention du lecteur se porte sur la phrase comme unité métrique, les sons des mots (« Un oiseau faisait ce ha-ha-ho, anaphore. »), les enchaînements. Le langage devient son propre objet ; la langue n’est plus simple instrument d’expression, sa matérialité et son articulation avec la pensée se révèlent. Selon qu’on s’attache à tel point ou tel autre, chaque lecture de Ma vie s’avèrera nouvelle, étonnante, souvent drôle, toujours stimulante.
« Mes vies sur une étagère par Trotsky, George Sand. » semble suggérer l’hypothèse d’une expérience collective de l’autobiographie, tout autre que Je me souviens de Perec ou Les Années d’Ernaux. Ma vie, comme expérience cognitive partageable, désir utopique d’une adéquation du langage avec une réalité restituée dans son foisonnement, sa confusion d’origine.




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Postfaces de Abigail Lang et Nicolas Pesquès
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès
Les presses du réel
« Motion Method Memory »
176 p., 17,00 €
couverture

1. Emmanuel Hocquard, Tout le monde se ressemble, dans ma haie, p. 229.

2. La présente version de Ma vie – livre le plus célèbre de la poésie L=A=N=G=U=A=G=E –, parue en 1987 chez Sun & Moon Press, est l’édition augmentée d’une première version, parue en 1980 chez Burning Deck, composée de 37 séquences de 37 phrases écrites à l’âge de 37 ans. En 2003, Shark Books publie My life in the Nineties, 10 sections de 60 phrases achevées en 2001.