Emmanuel Hocquard : Ce qui n’advint pas

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

« L’historien Alfred Maury raconte que le nom de Mussidan lui venait souvent à l’esprit. Il savait que c’était le nom d’une ville située en France, mais rien de plus. Il rêva un jour qu’il s’entretenait avec quelqu’un qui lui disait venir de Mussidan, et qui, sur sa demande, dut lui répondre que Mussidan était un chef-lieu de canton du département de la Dordogne. Réveillé, A. Maury n’en crut rien, mais un dictionnaire de géographie lui prouva que c’était parfaitement exact. »

Sigmund Freud – La Science des rêves. 

Comment « se souvenir » d’une ville ?

Diverses méthodes sont envisageables et qui la tiendront tout autant pour réelle que fictive. On peut l’inventer de toutes pièces comme le fera Jean-Christophe Bailly avec une ville imaginaire du nom d’Olonne. On pourra aussi s’en souvenir comme d’un labyrinthe qu’elle entrouvrira du fin fond de votre mémoire, comme le tenteront Julien Gracq avec la ville de Nantes et Walter Benjamin avec celle de Berlin. Il y a toutefois une autre méthode que l’historien que fut Hérodote n’aurait pas désapprouvée et qui mêlera tout autant le réel avec la fiction. Elle consiste à en faire une ville-fantôme et qui n’existe que par ouïe-dire. Ainsi en irait-il de la ville de Tanger alors qu’elle était encore sous statut international, avant d’être rattachée en 1956 au Maroc. Outre d’avoir été une plaque tournante pour des trafics en tout genre, elle a aussi acquis le privilège d’être une sorte de canevas matriciel pour maints livres d’Emmanuel Hocquard qui dut y passer sa prime enfance. Il avoue du reste avoir dessiné avec eux une sorte de carte mobile – à géométrie variable – de cette ville dont il nous dit qu’elle fut peuplée de terrains vagues et pleine d’interrogations. Une ville faite de sable, de marbre et d’eau. Une ville en forme d’île ou de quelque ville-fantôme, et qui lui restera à inventer du fin fond de son enfance, mais sans qu’elle donne lieu à l’obligé « récit d’enfance » avec un je à l’appui et qui aurait pour rôle de se souvenir de qui il fut. Car pour Emmanuel Hocquard, qui est grammairien de formation, se souvenir d’une ville n’est en rien ruminer son passé, et encore moins être en souvenance de soi. Se souvenir, et à plus forte raison d’une ville comme Tanger, est un acte impersonnel et qui s’effectue au présent (même s’il use d’un verbe réfléchi et a trait au passé). En place de « je me souviens », sans doute faudrait-il dire « je me surviens » dans la ville de mon enfance. Emmanuel Hocquard parlera même d’un « retour de soi sur soi » et qui fera de vous non pas tant un revenant qu’un témoin en troisième personne du singulier des souvenirs qui vous sont restés. Car si souvenirs il y a, nul besoin qu’ils soient attribués. Ils n’ont même rien à voir avec celui qui se souvient. Ils décrivent seulement des situations fortuites et sans qu’un sujet identifiable soit nécessaire comme le prouvera Georges Perec avec ses « je me souviens » qui ne sont pas tant d’ordre privé que collectif. Pour qui les capte au vol, ils ne sont que des signaux anonymes, des sortes d’index mnésiques, et que tout un chacun pourra reconduire comme bon lui semble. L’agent de liaisons en import-export qu’est Emmanuel Hocquard dira sans doute qu’il suffit de les localiser sur une carte pour les actualiser. Une carte qui reste en construction permanente et dont la lecture finira par se faire en palimpseste. En la dépliant au sens deleuzien du terme, toutes sortes de connexions ne tarderont pas à survenir et par lesquelles la fiction des mots se recoupera avec le réel des choses. C’est ainsi que Tanger, tout en étant le nom d’une ville, pourrait aussi être un verbe qui fait que je « tange » ou que je suis sur la « tangente » d’une ville qu’il me reste à inventer sans qu’elle en devienne pour autant imaginaire. En place du récit d’enfance, par trop simulateur, Emmanuel Hocquard recourra pour ce faire à une sorte d’abécédaire grammatical qui vient de se clore sous forme de cinq fascicules livresques. Y sont indexés des mots et des énoncés à la clef de toutes sortes d’anecdotes qui s’avèrent, à l’instar des terrains vagues, un terrain d’élection pour les souvenirs. Outre de se transmettre par ouïe-dire, elles ouvrent aussi sur l’envers des choses et au revers des mots. Là par où choses et mots se mettent en scène d’eux-mêmes, à titre purement citatif, et sans que nous y soyons pour grand chose. Il suffit d’exhumer une ville-fantôme comme le fit un archéologue du nom de Montalban, et sans vous soucier de savoir où cela vous mènera. Un Annuaire téléphonique de Tanger, datant de 1956, et qu’un ami envoie un jour à Emmanuel Hocquard, pourrait livrer la clef d’une telle entreprise. Bilingue (espagnol / français) et à entrées multiples, il a tout pour vous faire évoluer en pleine fiction. Emmanuel Hocquard nous dit l’avoir lu comme la carte d’une ville possible et où il dut croiser des personnes qu’il n’a jamais connues et qu’il ne reverra pas de sitôt. Spectres errants dont on ne sait s’ils sont encore en vie ou déjà morts. Seul leur nom est toujours là pour attester de l’existence d’une ville qui dut s’appeler Tanger avant qu’elle ne perde à tout jamais son statut international.   




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Une grammaire de Tanger V
cipM
« Le Refuge en Méditerranée »
36 p., 12,00 €
couverture