par Hervé Laurent
Dès l’entame de la mini-préface de son livre, Gabriela Manzoni précise Je ne suis NI dessinatrice NI graphiste. Je n’ai pas de démarche artistique. Je m’adonne au retournement de comics par amusement. Un certain ton désinvolte est donné, permettant à l’auteur de se démarquer de tous ceux, célèbres autant que nombreux, qui l’ont précédée dans cette voie. Son réservoir iconographique, pour ce livre1, est grosso modo celui de Roy Lichtenstein à savoir la bande dessinée produite en série des années 50-60. Mais l’anonymat de ces cases au dessin stéréotypé se pare désormais d’une aura de nostalgie qui augmente encore la distance qui nous en sépare. C’est dans cette distance que se déploient dialogues, monologues et apartés qui produisent un brutal effet de distorsion ne serait-ce que par l’actualité incontournable de leur énonciation. Crues et désublimées, politiquement incorrectes, traversées par le cynisme du désespoir, animées par la volonté d’appuyer là où ça fait mal, ces répliques construisent une pensée joyeusement dévastatrice. Les proses de Gabriela Manzoni exhibent avec une imparable efficacité l’inadéquation des images qu’elles squattent à représenter quoi que ce soit d’autre qu’elles-mêmes. Le projet de ces Comics retournés se révèle ainsi bien plus retors que l’amusement anodin que feint de rechercher l’auteur. Véritable engin de guerre construit pour déjouer toutes les formes de récupération idéologique de l’acte artistique, il construit, case après case, une pensée sans concession qu’assaisonne une insolence jouissive. Même les moralistes, parmi lesquels Cioran et Chamfort, auxquels l’auteur avoue avoir fait des emprunts, prennent un sacré coup de vieux lorsqu’un mafieux à chapeau mou délivre, en une formule définitive, sa conception du nouvel ordre économique mondial : Il n’y a plus NI classe supérieure NI classe inférieure, mais une plèbe de riches et une plèbe de pauvres… Tiens, tiens, encore une paire de NI… Et si Gabriela Manzoni était niniliste ?
196 p., 12,90 €
1. On ne manquera pas de se reporter à la page facebook sur laquelle Gabriela Manzoni « retourne » un champ iconographique beaucoup plus éclectique que celui qui a été retenu pour ce livre.