par Andrea Franzoni
Le souffleur et le témoin
En poésie c’est toujours la guerre. La paix, les trêves
ne surviennent qu’aux époques d’idiotisme social.
Mandelstam
Interroger les formes de vie (poésie) plus que la vie des formes (grammaire), « car la présence immédiate de celui qui parle, l’expression vivante qui manifeste la participation de tout son être spirituel, la manière dont ses idées prennent forme à partir de la vie commune, toutes ces choses sont des incitations, plus vives que l’examen solitaire d’un écrit tout à fait isolé […] ».1
Observer l’interrogation, la mettre à l’épreuve du dialogue, de l’entretien infini, admettre en elle le doute et l’intuition, laisser la réponse mobile, malléable comme une parole : « Va le crier, le Schibboleth / là-bas, dans la patrie étrangère : / Février. No pasarán ».2
Instaurer une contiguïté psychique, un éloignement herméneutique interne pour parvenir à discerner la grille et non la seule parole, jusqu’à opérer « une inversion sémiocentrique […] au milieu de son propre sens : […] cela ne renvoie plus à quelque chose d’absent, mais est soi-même le processus de sa venue à la présence ».3
Se souvenir alors : d’une promenade, d’une place, d’une rue, d’une librairie, d’un arbre, d’un dialogue... et transformer ces souvenirs en traces, ces traces en signes, ces signes en signifiants, ces signifiants en noms, ces noms en topoi. Constituer une Odyssée.
Se souvenir : « La poésie memento : dans le cœur et dans la bouche ».4
Témoigner de la vie verbale du sujet historique, de la biographie d’un mot, de l’impossible traduction de cette contre-langue, séminale, close par trop d’ouverture.
Témoigner du devenir-langue de la barbarie : « un mot, tu sais : un cadavre ».5
Se souvenir :
Pas une
voix – un bruit
tardif, étranger aux heures, offert
à tes pensées, ici, enfin,
ici éveillé : une
feuille-fruit, de la taille d’un œil, profondément
entaillée ;
suinte, ne va pas
cicatriser6
***
Un entretien, des poèmes, deux allocutions, un essai, un témoignage, une analyse de traduction, des souvenirs. Un nom, Paul Celan : une amitié, une hantise, une mania originaire, l’orphelinat où le poète naît sans cesse à sa poésie.
Un portrait du poète en homme. Un portrait du poète en traducteur, en mari, fou, suicide. Un portrait du poète en juif, allemand, roumain, apatride, parisien. Une mise en scène de la fragilité mentale, par la fragilité herméneutique. Vitae parallelae : Bachmann, Lucile, Malina, Claire. Hölderlin ou Lenz, l’histoire de personne, l’histoire de l’histoire, le... retour passeur : revenir sur un lieu et le répéter jusqu’à le constituer en tant qu’objet bougé, « chiffre-ghetto de quelque absolu-poème »7, méridien verbal : « Nous pensons que chacun est unique. Paul Celan pense que chacun est unique et ne revient jamais. Et j’observe que personne n’est unique et que chacun revient jusqu’à épuisement ».8 Un détour. Un tournant. Une renverse du souffle9 : souffler le silence d’une origine contre l’oubli de la voix.
Se souvenir :
C’était moi, moi.
J’étais entre vous, étais
ouvert, étais
audible, je vous alertais du doigt, votre souffle
obéissait, je suis
encore le même, mais vous
dormez.10
Témoigner :
Nul
ne témoigne pour le
témoin.11
1. Schleiermacher, dans P. Szondi, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Minuit, 1975, p. 297.
2. Cité dans « Contre-jour : études sur P. Celan », Le Cerf, 1986, p. 86.
3. Werner Hamacher, L’inversion de la seconde, dans « Contre-jour », Le Cerf, 1986, p. 188.
4. B. Badiou, dans Europe n°1049-1050, septembre-octobre 2016 : « Paul Celan », p. 146.
5. Paul Celan, Choix de poèmes, Gallimard, 1998.
6. Paul Celan, Voix, Lettres de Casse, 1984, trad. Martine Broda.
7. Jean Daive, 1,2, de la série non aperçue, Flammarion, 2007, p.19.
8. Jean Daive, Paul Celan, les jours et les nuits, p. 106.
9. Le premier livre de Daive, Décimale blanche, fut publié la même année que Atemwende (Renverse du souffle), en 1967.
10. Paul Celan, Grille de parole, Christian Bourgois, p. 95, trad. Martine Broda.
11. Paul Celan, cité dans Ph. Beck, « Dialogue de la poésie avec la prose testimoniale », Europe n°1041-1042, janvier-février 2016 : « Témoigner en littérature ».