par David Lespiau
Lac des signes
Retard, et projet d’écrire sur ce livre longtemps mémorisé sous la forme de : Ariane Dulac, Carnets épars – erreur pardonnable sous l’égide de Lancelot, du fragment, du labyrinthe ? Non, c’est un pavé hors de l’eau, continu, linéaire : 400 pages grand format pour noter ce qui se passe, depuis un appartement avec vue sur le lac, presque quotidiennement du mardi 19 juin 2012 au mardi 18 juin 2013. Programme de travail simple et vertigineux, affût météorologique et perceptif, aux allures d’ascèse contemporaine. Écrire / décrire : les modifications de l’aspect et de la couleur de l’eau, de la lumière, du ciel, de la montagne, de la végétation ; de brèves apparitions animales et humaines ; des événements sonores et olfactifs – bruits des animaux, des moteurs, du vent, odeurs de pluie, de traitement chimique… Le tout noté et daté précisément. Aucune considération générale ; chaque ligne est une information, un percept. Les phrases sont simples, souvent au présent de l’indicatif, parfois nominales. Le tout, presque toujours débarrassé des noms propres, frôle en même temps l’abstraction pure, l’exercice littéral, la poésie concrète. « Lac vide. »1 « Le lac bat plus fort. »2 « Le lac se déplace vers la droite. »3… Et bientôt tout le réel bascule. La succession des phrases, leur retour à la ligne ou leur transformation parfois en presque vers (simple phrase coupée, ou suppression des capitales, des points…) devient de la respiration mentale, un suivi du rythme de la perception et de la pensée. Le journal progresse, et le texte se tend entre continuité et renouvellement formel, pour que la formulation — tout le projet — ne s’épuise pas dans cette observation du même, ses répétitions, variations. Si le réel bute, se répète trop, c’est le texte qui varie, s’échappe, tente autre chose, revient. Tout est purement descriptif, très sobre, parfois minimal, mais sans radicalité ; en se permettant de légers écarts. Via l’observatrice-narratrice, à la première personne – « Le lac comme je l’aime : / gris. »4 – qui parfois commente, émet une comparaison, avant de vite ramener le curseur sur la ligne objective. Mais surtout via les accidents du texte même, qui apparaissent à sa surface — une surface seconde, offerte au lecteur. Notamment, par la numérotation d’éléments (« Le paquet de cormorans est à moitié masqué par l’arbre 2. »5), traduisant à la fois familiarité, distance semi-ironique, et penchant vers la modélisation. Par la nature des tautologies (« Les pompes pompent. »6) et des onomatopées (l’onomatopée comme tautologie sonore, compressée ?), relevées comme singularités, beaux moments repliés sur leur formulation. Ou par la négativité – « Les arbres ne bruissent pas. »7 –pour les instants sourds et aveugles, les instants de manque que la continuité a creusés. Ces écarts font respirer tout le livre. De même quand les phrases simples s’aventurent ailleurs, tissant momentanément un paragraphe de prose sobre et sophistiquée. Tout est dans cette aventure de lignes en mouvement, en suspension, reprises quotidiennement. Le regard de l’augure n’est pas loin, si ce n’est qu’ici l’absence de signes crée autant de sens que leur apparition. Que fait un augure devant le neutre ? Devient-il le signe ? L’image du lac est, quant à elle, devenue très vite verticale. Ce qui s’irise, se strie, se plisse, est la surface de texte, continûment. Surface particulièrement sensible, réagissant au présent du regard, et dont chaque retour à ligne marque très précisément le temps écoulé, les choix d’écriture effectués, le saut à l’instant suivant. La démonstration est humble et maîtrisée ; par le travail poétique, le lac – ou quoi que ce soit d’autre – devient du temps, du texte, un livre. Ce qui pourrait bien relever des « Acrobaties des martinets. »8 qui le concluent, ou de toute autre magie simple du carnet.
400 p., 24,00 €
1. p. 73
2. p. 207
3. p. 206
4. p. 11
5. p. 27
6. p. 20
7. p. 13
8. p. 397