par Franck C. Yeznikian
John Cage (1912-1992) et Morton Feldman (1926-1987) se rencontrent en 1949, presque par hasard, dans une stupeur émerveillée, après avoir quitté un concert en cours où ils purent entendre pour la première fois la Symphonie opus 21 de Webern. C’est là qu’une amitié indéfectible naîtra dont ces entretiens relatent la preuve émouvante. Il s’agit ici de la traduction d’une série de cinq entretiens qui se sont échelonnés sur une durée de six mois couvrant les années 66 et 67.1 Ce document nous livre une prise directe au sens tout à fait concret puisque rien n’est écarté par cette transcription : maintenant les articulations (rires, mouvements interrogatifs, répétitions, etc.) dans cette durée de plus de quatre heures, pendant laquelle les deux compositeurs issus de l’école dite de New York2 nous donnent à lire une vision peut-être datée mais dévoilant à quel point il y a incompatibilité d’esprit et d’histoire avec notamment l’autre localisation, d’où pensaient Boulez (1925-2016) et Stockhausen (1928-2007) le moins épargné des deux par leurs fléchettes. Cette sorte d’apesanteur de l’histoire est sensible et il est certain qu’aucun autre entretien n’existe entre deux autres compositeurs avec une telle présence du rire empreinte de douceur, telle que musicalement leur voix en dit long. Par-delà leur deux esthétiques bien distinctes, John et Morty refusèrent la dichotomie au demeurant trop répandue entre la vie et le faire œuvre. Dans le déroulement de cette conversation transparaît à tous points de vue leur philosophie. Mais il ne faut pas pour autant se méprendre sur ce que traduit ce rire ; il y a un moment où la tristesse et une forme de désœuvrement sont palpables malgré cette rapsodie dans le rythme du dialogue. Varèse et Webern3 sont souvent convoqués dans leurs oppositions. Ce dernier aura incarné au sortir de la seconde guerre mondiale, la figure souveraine d’une perspective esthétique dans le temple que furent, à ce moment-là, les Internationale Ferienkurse für Neue Musik à Darmstadt. L’influence de Varèse, ou la permission comme Morty l’évoque concernant ce que Cage lui offrit rétrospectivement comme forme de libération, se fit davantage ressentir aux USA, continent que le bourguignon choisit sans doute pour ne plus avoir sur les épaules le poids d’une tradition trop limitée. Si l’économie caractérisée ressemblant à un minimalisme chez Feldman pourrait le rapprocher de la parcimonie webernienne, c’est néanmoins avec Varèse dont il fit la connaissance, qu’il faut entendre résonner verticalement sa musique bien qu’elle participe d’une courbe inverse dans la dimension de la dynamique, parfois très pianissimo contrairement aux déflagrations de la tectonique varèsienne. L’édition de Radio Happenings est très réussie tant au niveau de son design qu’avec les nombreuses photographies qui constellent cette touchante conversation.
1. on peut trouver sur la toile l’enregistrement original de ces conversations sur plusieurs sites.
2. au côté de Earle Brown (1926-2002) et de Christian Wolff (1936).
3. ces deux compositeurs sont nés en 1883.