par Christian Travaux
Un livre blanc, de grand format, presque carré. Huit séries de photographies, sur plus de quinze ans de pratique. Des paysages, ou des approches du paysage, faudrait-il dire, tant sont autres que paysages les œuvres de Nathalie Savey. Des vues frontales, très souvent, prises au ras du sol, où l’œil collé à la matière, face contre terre, interroge, fouaille et cherche. Des rochers. Des ciels. Des rivières. Ou des oiseaux sur du ciel noir s’envolant. Des pans de lumière. Et des sols perçus de très près ou entrevus de très très loin, au point que le sol vu du ciel devient matière, dessin, couleur, hiéroglyphe, idéogramme. Et chose abstraite.
Ce qui rend cet effet troublant de quelque chose que l’on connaît, l’on reconnaît, et qui, pourtant, est différent, est sans doute l’angle de vue. Car des rochers saisis dans l’eau d’une rivière sont redressés, ou présentés face au regard du lecteur, non pas couchés sur le sol et pénétrant la mer blanche, folle, écumante ; mais comme debout, dressés, figés, devant un ciel d’écume blanche qui s’écroule, en mouvement, et qui n’est plus reconnaissable. Ainsi, encore, des traces tremblantes sur l’eau, ou des miroitements de l’eau qui scintillent dans une eau noire. L’eau, remuée, devient ciel où des envolées – un peu comme des idéogrammes, ou des signes calligraphiques chinois – se mettent à s’agiter, danser, ou à entreprendre un ballet, à la pointe d’une montagne.
Le plan, serré, limité, étroit, d’un rocher, devient montagne, et altitude, air, et vertige, et tremblement. Et le réel, toile abstraite. De plus en plus. Car l’art de Nathalie Savey est bel et bien de s’éloigner du paysage traditionnel pour en reformer les données. Les repenser. Et bouleverser notre regard, ou quereller les apparences, les données sensibles du monde. Le ciel est noir, blanc, ou mouvant, bloc aérien, liquide, où tout se joue, tout se noue et tout se dénoue. Épiphanie d’un moment où le temps n’est plus perceptible ni discernable, sinon à quelques signes infimes : une mousse, une herbe, une trace sur le sol encore humide, comme un peu d’ombre.
Des textes accompagnent ces vues, des phrases prises dans l’œuvre poétique de Jaccottet. Méditations, réflexions sur le paysage, le fait de voir ou d’accompagner le réel dans sa durée, son éclosion. Pourtant, ce qui pose problème, c’est que les phrases de Jaccottet ne sont pas faites pour ces images, n’ont pas été écrites pour elles, mais choisies par la photographe, sans jamais indiquer leur source (sinon éditions Gallimard, ce qui est vague), sans jamais même se soucier de leur contexte d’origine, ou – semble-t-il – de leur sens. Ainsi telle phrase de Leçons (p. 34), évoquant la mort du beau-père de Jaccottet, illustre-t-elle une image qui nie la mort, ou la transforme, la méconnaît. Telle formule de La Semaison (p. 46), est-elle détournée, hors contexte, de tout un programme d’écriture à tenir, rejetant au loin, pour Jaccottet, ses écrits antérieurs. Elle illustre ici « Horizons », sans guère beaucoup de raison. Ce livre n’est pas livre d’artiste. C’est là, peut-être, la limite de cet exercice où des textes et des images s’associent, sans être pensés au préalable comme une œuvre, comme un ensemble. Deux arts, très puissants, coexistent, sans se fondre ni s’éclairer.
Ces photographies se suffisent.
Textes de Michel Collot, Héloïse Conésa, Yves Millet
L’Atelier contemporain
136 p., 30,00 €