Etel Adnan
Etel Adnan : Le prix que nous ne voulons pas payer pour l’amour / Prémonition

 
par Lotfi Nia

Les deux expositions des œuvres de la plasticienne Etel Adnan aux galeries Lelong Paris (février-mars 2015), puis New York (avril-mai 2015), ont été accompagnées de trois publications. Les précédents livres édités par la Galerie Lelong étaient des textes sur l’art. La démarche éditoriale semble différente, cette fois, dans la mesure où des trois ouvrages publiés deux n’ont pas directement trait à la peinture – deux textes écrits par Etel Adnan, en anglais, et ici traduits en français. Le troisième est un catalogue à visée rétrospective. Il regroupe photos de peintures à l’huile, de Leporellos (livres pliés), de gravures, une encre – portrait de Simone Fattal. Cet esprit rétrospectif ressort aussi des textes de Hans Ulrich Obrist – qui retrace les parcours géographique, littéraire et pictural d’Etel Adnan – et celui de Cole Swensen qui s’intéresse à la production sérielle de paysages chez la peintre. Le catalogue se referme sur quatre listes chronologiques : récapitulatifs des expositions personnelles et collectives de l’artiste, et de ses publications en français et en anglais.
La démarche de doubler une exposition d’un projet éditorial a ici produit un triptyque. Cette triple publication permet une lecture croisée discrète qui ne perturbe aucunement la lecture de chacun des ouvrages. On se plaît à reconnaître des points d’intersection entre peinture, poème et essai – le profil d’une montagne dont on apprend le nom, un quelque part entre paysage et abstraction, le changement d’échelle allant du cosmos à la tasse de café. En fin de compte ce qui se dégage du croisement de ces trois livres, c’est la figure d’Etel Adnan à l’œuvre – comme l’exhibition de l’intimité de son rapport à ceci qu’elle fabrique quand elle peint, elle écrit.

Le prix que nous ne voulons pas payer… – Titre irritant. Dérangeant et, à ce titre, parfaitement annonciateur du contenu de cet essai – une accusation qui vaut mise au défi collective.
L’objet de l’amour n’est pas un. Avec élégance, ce texte (essai dans le sens de Montaigne) passe d’un objet d’amour à l’autre. À la limite de l’unité thématique, il y a saisie fugace de ce qu’est cet amour qui s’attache à une multitude d’objets : le dieu du mystique, la mer à Beyrouth, le Mont Tamalpaïs vers San Francisco, la planète terre, la Vénus de Milo, l’attirance pour l’autre. Seul fil rouge : la passion se reconnaît à son caractère ruineux.
Un centre névralgique au cœur de cet essai court : quand l’amour en question devient, planétaire, celui de la Nature. Là, la mise au défi prend une tournure collective, franchement politique. L’écologie proposée par Etel Adnan ne repose pas sur des calculs rationnels (ce qu’il y aurait à perdre et à gagner), elle a pour fondement la folie que constitue tout amour, renoncement passionné, exorbitant.
Nous voilà mis au défi. Si on ne parvient pas à changer tout de nos modes de vie, pour la planète, c’est que nous n’aimons pas la nature, ni l’arbre. Ou, pire, que nous aimons sans être prêts à en payer le prix.
Ce pamphlet est élégant : différents fils sont tirés par la main bien visible de l’auteur qui les noue pour aboutir à une reformulation radicale de l’intuition écologique comme passion. Une fois qu’il nous a renvoyés à notre amour timoré, ce nœud central se défait pour nous ramener à l’échelle de l’individu, Rimbaud, Majnûn, Etel Adnan elle-même (pudiquement), sa passion pour une statue vue au Louvre, l’attirance sensuelle.
L’amour pour une sculpture n’est pas étranger à l’amour charnel. L’amour du paysage a à voir avec la passion obsessionnelle de peindre, l’amour de la planète avec l’ascétisme politique, la fièvre de l’amoureux. Non seulement l’objet de l’amour n’est pas un, mais ses différents objets, personnes, causes, œuvres, se communiquent une certaine fièvre.

Prémonition. – Un Poème. Prose serrée sur une quinzaine de pages. Un seul paragraphe. Une fantasmagorie quasi surréaliste par endroits,
Un chat sauvage s’est logé dans mes yeux…
aux références populaires ailleurs,
… et grâce à ses pouvoirs je peux voir à travers les murs.

Des phrases. La syntaxe est maintenue. Elles s’articulent comme certains vers de Rosmarie Waldrop : chaque phrase est liée de manière apparemment cohérente avec celle qui la précède, puis avec celle qui la suit, mais sur des plans de cohérence éloignés, voire étrangers. Phrase court-circuit. Ce procédé n’est pas systématique dans Prémonitions, parfois la rupture de cohérence est totale. D’autres fois, plusieurs phrases baignent dans un même réseau de cohérence.
Parfois, l’impression de traverser un récit, fantastique, cosmique, intime, une nuit d’insomnie pendant laquelle Etel écrit, peut-être ne cesse d’écrire. Une écriture automatique ? Elle prend son temps, mais j’ai l’impression d’avoir affaire à un texte d’un seul jet. Ce texte ne semble pas obéir à un protocole. Il a l’abstraction d’une ligne ininterrompue guidée par une malice, un caprice,
un fil conducteur pour une position intenable
Une ligne mélodique ? – Cette prose tire musicalité de différents tons qui se dégagent avec netteté : celui du récit, du récit de rêve, de l’essai, du traité, de la confession, de la confidence, du constat empirique, de l’aphorisme, des considérations cosmologiques, du délire. C’est un texte pluriel et fluide.
Une contradiction apparente : entre le titre au singulier – Prémonition sans s – et la pluralité de ce texte, son foisonnement.
De quoi y a-t-il prémonition ?
Retour fréquent du mot « absence » – ce serait le personnage principal de Prémonition, texte noir. Ce mot-personnage n’est jamais tout à fait le même quand il revient : « absence » c’est la mort, puis un concept, ou encore un problème, l’absence de l’être aimé, les différentes absences d’Etel elle-même,
incapable d’être contemporaine de tout ce qui est
ou encore
trou dans l’étoffe de l’être
l’absence est, pire encore,
l’absence de personne
manque d’amour, absence concrète comme un astre, « trou noir » devenant psychique.
Ce poème ne serait rien d’autre que le fait de l’écrire – recherche d’une position intenable dans le laboratoire de la langue et d’une nuit sans sommeil. Le foisonnement qui en découle serait en ce sens prémonition, avertissement en même temps que traduction multiple d’Absence.
Je vous donne ma parole puisque je n’ai rien d’autre à vous donner, et il y a plus d’une manière de le faire.




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Etel Adnan
Textes de Hans Ulrich Obrist, Jean Frémon et Cole Swensen
Galerie Lelong
64 p., 20,00 €
couverture
Le prix que nous ne voulons pas payer pour l’amour
Traduit de l’anglais par Patrice Cotensin
Galerie Lelong
32 p., 7,00 €
couverture
Prémonition
Traduit de l’anglais par Éric Giraud et Holly Dye
Galerie Lelong
32 p., 7,00 €
couverture