Alain Lance : Coupures de temps

 
par Christian Travaux

Un journal d’il y a trente ans, comme une comète égarée, une autre terre, exhumée de dessous la terre du quotidien. Quelque chose là d’impensable à l’heure d’aujourd’hui, d’un temps, d’une époque disparus, et dont il ne reste pas trace. Pourtant, les jours de 1983 à 1986 sont bien encore dans nos mémoires, proches de nous. Beaucoup, qui les auront vécus, peuvent en rendre témoignage, les évoquer. Mais Alain Lance, quand il découvre dans un tiroir ces carnets, ces Coupures de temps, et qu’il les rend enfin publics aujourd’hui, ne mesure pas bien peut-être qu’il met – comme dit Proust dans sa préface à Ruskin – « en pleine place publique, au milieu d’aujourd’hui, un peu » d’un autre siècle, « d’un autre temps, où il est interdit au présent de pénétrer »1.
Coupures de temps, où le passé revient à nous, comme une bulle d’eau, comme un vent frais, pas tant par ses dates d’écriture que par ce qu’il contient, sans doute, de périmé, d’une autre époque : le communisme bien vivant ; Tchernobyl ; la « filière coco », comme l’écrit lui-même Alain Lance ; les dissensions entre l’Allemagne Fédérale, la RFA, et la RDA ; les morts conjointes en peu de mois d’Aragon, Truffaut, ou Michaux, ou encore de Waldeck Rochet ; l’Iran de Khomeiny ; et l’existence, pour quelques mois encore, quelques années, de ce mur séparant deux mondes : le bloc de l’Ouest, d’avec l’Est, les communistes, où – traducteur de Christa Wolf et ami de Volker Braun – se rend très souvent Alain Lance. Un monde, tout un monde, est passé, s’est écroulé, toute une philosophie du monde, une image, des habitudes. Et toute une pensée de nous, qui vivions lors de ces journées, avec cette vision du monde qui a fui, que nous n’avons plus.
Pourtant, si ces pages touchent encore, c’est aussi par ce qu’elles disent, de cette époque qui n’est plus, de fragile, ou d’immatériel. Que 1984, le 22 juin (je m’en souviens, je m’en souviens encore !) était un vendredi. Qu’en cette année 84, le printemps fut bousculé par un été prématuré. Que la lumière de l’automne de 1983 était belle et particulière. Que le marché de la poésie, Place Saint-Sulpice, eut lieu, à Paris, au mois de mai, un 18 mai, en 1984, et que l’orage menaçait. Bien peu de traces conservées par les historiens, par les écrits. Mais tout ce qui fut nos journées, tout ce qui fut notre présent, et qu’on ne conservera pas.
Sinon dans la mémoire sensible, dans le souvenir affectif, les yeux fermés, comme une chose bien plus précieuse que les événements historiques qui servent souvent de repères. Chez Alain Lance, dans ces carnets, c’est cela qui touche le plus, comme ce doute, comme ce malaise, qu’il a à écrire un carnet, à tenir un journal intime. Au point que devient grandissant et envahissant, ce mutisme qui lui fait clore à tout jamais en décembre 86 ces pages exhumées aujourd’hui. L’écriture, tôt refermée, a su conserver la mémoire de la cendre, de l’eau des jours.




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Carnets 1983-1986
Tarabuste
220 p., 15,00 €
couverture