par Yves Boudier
La grande densité de chaque numéro de cette revue d’exigence conduit le chroniqueur à effectuer des choix pour rendre compte du travail proposé. Dans ce numéro, ils seront triples. En premier lieu, en hommage à Breyten Breytenbach, Claude Mouchard commente l’accueil dans Po&sie de la revue Imagine Africa, fondé en 2011 par le Collectif Pirogue, expression en matière d’arts de L’Institut Gorée, « Centre pour la démocratie, le Développement et la Culture en Afrique ». Cette revue fait entendre, au fil de ses premiers numéros, les voix de Tahar Djaout, Frankétienne, Aimé Césaire, Ernest Pépin, Miram Al-Masri, Birago Diop, Francis Bebey ou Abellatif Laâbi, et interroge l’histoire, par exemple avec la question essentielle posée par Miao Couto dans son essai « The frontier of Culture » : « Qu’est-ce qui est véritablement nôtre ? ». Question qui se décline en « Qu’est-ce qu’être expulsé ?, D’où et de quoi ? Par qui et au profit de qui ou de quoi ? Et vers où ou vers quoi ? ». Les poèmes sont traversés par ces interrogations, et se présentent eux-mêmes, comme le souligne Claude Mouchard, « comme des lieux fragiles, provisoires, en voie de constitution ou de décomposition, des lieux qui se recréent obstinément quand tout semble fuir ou se décomposer de toutes parts ».
En second lieu, Nathalie Koble offre un dossier étonnant et rigoureux sur la tradition poétique de la Saint-Valentin, du XIVe au XXIe siècle. Depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, la mémoire vive d’une lyrique amoureuse se transmet et se transforme au motif d’une inscription de la circonstance qui met l’éthique et l’esthétique courtoise à l’épreuve du récit, du réel, de la mort. Depuis Chaucer, Oton de Grandson, John Gower, Christine de Pisan, Shakespeare, Poe, jusqu’à Gertrud Stein, e.e. cummings, Louis Zukofsky, Elisabeth Bishop, Anne Portugal ou Robert Creeley, de l’invention du poème « valentyne » aux formes contemporaines, toutes et tous réinventent avec chaque poème cette « tradition » héritière du grand chant qui incite à cultiver l’énigme et le suspens. Entendre là l’écho de Chet baker chuchotant My Funny Valentine, moment inoubliable lui aussi ?
Enfin, et sans exclure la lecture roborative des différents poètes que proposent ce numéro (par exemple Rachel Blau DuPlessis, Samira Negrouche, Yu Jian, Laurent Zimmermann…), mon troisième choix s’est porté sur la contribution de Rodolphe Gasché, « L’hypotypose ou Kant et la rhétorique », traduite et présentée par Martin Rueff. Analysant avec une acuité remarquable les pages de la Critique de la faculté de juger dans lesquelles Kant tente de départager l’ars oratoria (la rhétorique) et la poésie définie comme l’art qui plus que tous les autres, garantit la vie de l’esprit et la manifestation la meilleure des Idées esthétiques, l’auteur montre pourquoi et comment le philosophe, en choisissant la figure de l’hypotypose, essentialise ses effets et provoque un dépassement de la seule représentation de la chose dans sa présence absolue pour ouvrir le champ de la poésie à l’imagination, dont il en fait le concept central, au service d’une compréhension, au-delà du rhétorique, de la vie de l’esprit.1
1. Et n’oublions pas pour autant, avec Arnaud Villani, en presque clôture de ce beau que « La poésie favorise et déploie l’atome de silence. Elle travaille en silence dans les mots ». (…) « Je dis : “se rendre intransitif à l’intelligence des concepts”. Cela veut dire réciproquement : “puissancier l’intelligence du corps et du partage”. Ce n’est pas l’intelligence qu’il faut minorer, mais le concept, pris à tort pour de l’intelligence. » (Aphorismes sur le poème).