Philippe Grand : Jusqu’au cerveau personnel / Nouure

 
par Siegfried Plümper Hüttenbrink

Au pied de la lettre, je pense plume en main,
je me débrouille et me dévide par curiosité.

Henri-Fréderic Amiel, 17 juillet 1877

Tenter de s’exercer à penser par écrit est un jeu de hasard et qui se pratique en solitaire. Paul Valéry, qui avait coutume de soliloquer en miroir avec lui-même, s’y adonnait à la pointe du jour. Avec une camera oscura logée en pleine tête, il tentait de fixer ses pensées en les laissant se  développer en quelque bain révélateur de son cru. Et en rêveur définitif, ce qui le requérait par dessus tout n’était pas tant leur teneur que leur survenue, ourdie entre veille et sommeil. À en croire son entourage, elles étaient même ses spectres intimes et avec lesquels il dut être en communication permanente toute sa vie durant. Sondant leur impact. Scrutant leur frayage. Notant les incessants transferts qu’une pensée, si futile et fortuite soit-elle, est susceptible de générer par écrit. Dans l’exacte  reconduction du jet de dés mallarméen, il lui suffisait ainsi de la laisser s’élancer au hasard, s’improviser et divaguer rien qu’à sa guise au fort d’une histoire plus qu’improbable et dont on dira qu’elle est à dormir debout ou qu’elle s’est brisée en morceaux ou qu’elle restera au final inécrite, en marge d’un livre qui ne verra jamais le jour.

Il  y avait ainsi des pensées qu’il ne pouvait avoir sans les noter.

De tout évidence Philippe Grand en sait quelque chose, lui qui écrit en polygraphe, en ne cessant de varier ses registres d’inscription et ses angles d’attaque. Il scrute. Il dissèque. Il extrait. À ses moments perdus, il lui arrive même de curer des souches et des racines d’arbres. En souci de ce qui resterait  inécrit au revers de ce qui a trouvé à s’écrire, il retranche, rature, en vue d’extraire par voie soustractive. Examinant à l’instar de Wittgenstein jusqu’aux articulations les plus fines d’une phrase ou glosant sur la légitimité qu’il y a à user d’un mot par écrit. On dirait qu’il n’a de cesse de débusquer ainsi jusqu’à ses arrière-pensées  et qu’il traite sans ménagement, en les mettant à la question comme bon lui semble. À ses yeux toute pensée n’est du reste viable que si elle est douée d’aléa et en mesure d’agir à distance, par voie d’anamnèse. Aussi  ne se lasse-t-il pas d’interroger le fond et le cours de ses pensées tout en prenant garde de ne pas  manger la consigne qu’elles lui délivrent. Seul lui importe leur retranscription sur le vif et dont il lui revient de faire le récit brisé, diffracté, indéchiffrable. Un récit de rescapé, et qui reste à lire en palimpseste de ce qui s’inscrit plus qu’il ne s’écrit en ses ratés et ses ratures, ses incises et ses renvois. Le récit soliloqueur et décousu au possible de qui s’explore, tentant  d’accéder en somnambule jusqu’à son Cerveau personnel, d’y faire intrusion, s’y surprenant en flagrant délit d’absence.

Chercher ce que j’écris à mesure que j’écris – tel serait sa devise de penseur. Et penser ainsi  par écrit, n’a rien d’une spéculation abstruse, si sèche et clinique qu’elle puisse paraître au premier abord. Il y va d’une traque de spirite et qui vous fait migrer dans votre tête. Penser alors c’est flairer, se frayer une piste ou conjurer en l’invoquant un sort. Ou jouer à faire comme si, en s’inventant des règles de conduite pour se mouvoir en pleine fiction. Ou encore  deviner une intrigue et qui aura vite fait de se nouer entre quelques mots pris au hasard et qui vous feront inexplicablement signe. Ou tout simplement, comme Philippe Grand s’y acharne, mener de livre en livre une enquête  et qui ne saurait aboutir pour qui en vient à se penser hors de soi / à s’externaliser dans l’interne. Aussi en reste-t-il  plus qu’indécis, voire sceptique quant à son entreprise qu’il sait perdue d’avance et qu’il mène souverainement à sa perte. D’ailleurs  les termes employés au cours de cette enquête sont-ils bien légitimes ? Quant aux questions qui ne tarderont pas à survenir, seront-elles correctement posées dans leur formulation ? Et y a-t-il même une traçabilité de nos pensées qui soit fiable et à laquelle on pourra se référer en cas de défaillance ? Sont-elles encodables, archivables, mémorisables ? Rien n’est moins sûr. Diderot disait de ses pensées qu’elles étaient ses câtins, et Pascal savait  que hasard donne les pensées, et hasard les ôte tout autant, vu qu’elles sont à géométrie variable. Aussi ne cesse-t-on d’avoir des fuites de pensée, que Philippe Grand s’ingénie à retranscrire en sismographe sous forme annotative et tout en recourant à une ponctuation typographique faite de tirets, de crochets et de parenthèses. En naît une écriture qu’on dira de chantier, qui joue des reprises et restitue tout en état de chutes. Écriture d’ensauvagé, qui fouit, se fraye des pistes par voie extractive  (elle ne livre que des extraits d’elle-même)  et réflexive (elle se scrute en miroir, s’y traque impitoyablement). Écriture qui œuvre aussi à la ruine d’elle-même. En pleine dé-et-réfection, avec les gravats et les Tas  qui s’en suivent. Une écriture enfin qui  tente de fixer l’à dire en le délocalisant, en le laissant s’autrement dire  par d’incessants décrochages syntaxiques et qui ont de quoi désarçonner le lecteur que je suis. Il va sans dire qu’il est mis à rude épreuve. Il lui faut pactiser avec la hantise de  l’inécrit et qui lui semble faire rage et miner de part en part cette écriture inchoative, qui ne sait venir à terme de rester toujours en germe. Du reste, tout en lisant, il n’est jamais bien sûr d’avoir correctement entendu. S’il n’a pas sur ou sous entendu ce qui lui aura été donné à lire ? S’il ne  s’est pas fourvoyé même en quelque malentendu ? Chemin faisant, la seule réponse à son désarroi lui livrera sa part d’incompréhension et qui lui reste à tirer au clair. Comprendre en quoi il ne parvient pas d’emblée à comprendre et encore moins à entendre  la part d’inouïe que recèle l’inécrit, ce qui va ou aurait du s’écrire, tout autrement, et qui reste incessamment  en appel et en attente d’être élucidé dans l’enquête que Philippe Grand mène en franc-tireur depuis nombre d’années sur la survenue de ses pensées. Une enquête qui ne saurait se clore et dont nous détenons à ce jour 8 dossiers livresques parus  grâce au soutien d’éditeurs comme  Ivréa, Héros-Limite, Horlieu et Éric Pesty. Chaque dossier relançant ad infinitum un ensemble de données à interpréter et pour lequel le polygraphe qu’il est ne saurait fournir une réponse absolue, valable en toute circonstance.




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Jusqu’au cerveau personnel
Éditions Héros-Limite
240 p., 18,00 €
couverture
Nouure
Éric Pesty Éditeur
176 p., 16,00 €
couverture