Anna Akhmatova : Secrets de fabrication /Derniers cycles

 
par Létitia Mouze

Ce très beau livre composé sur linotype, bilingue (le russe est en gris-vert, le français en noir), rassemble les derniers cycles de la poétesse russe A. Akhmatova, qui refusa de quitter son pays devenu l’URSS malgré les persécutions dont elle et les siens furent l’objet. Il fait suite à plusieurs autres recueils de la poétesse dans le cadre d’une entreprise de publication de ses œuvres complètes (même éditeur, même traducteur). Le premier cycle donne son titre à l’ouvrage. Il évoque non pas tant la création poétique que la naissance des poèmes, à laquelle la poétesse assiste, voire qu’elle subit (« Comment vivre avec ce fardeau, / On l’appelle encore la Muse »), mais dont elle ne peut se passer (« Il est parti, ses traces s’allongent / Vers quelque pays extrême, / Mais sans lui… je meurs »). La poésie sourd de la vie même, âpre, et indifférente au prétendu bon goût : « Si vous saviez sur quelles ordures / Croissent les poèmes sans pudeur ». Les deux cycles suivants (Cinque et L’églantier fleurit) témoignent, de manière allusive et désespérée, de la rencontre de la poétesse avec l’historien de la littérature anglais I. Berlin, venu lui rendre une brève visite. Condamnée peu après par le régime et, attribuant à cette visite sa disgrâce, elle préfère ne pas recevoir I. Berlin lorsqu’il revient en 1956. Rencontre et non-rencontre (« Cette rencontre qui n’a pas eu lieu / Gémit encore dans un coin ») sont célébrées dans des poèmes qui disent le malheur, la solitude et la séparation : « Tu sais bien que je ne célébrerai pas / De notre rencontre le jour d’amertume ». Le cycle Vers de minuit s’adresse à un tu, fidèle compagnon de souffrance. Le dernier cycle, Couronne pour les morts, se compose de poèmes écrits à la mémoire de poètes et écrivains : en dehors du premier, à la mémoire d’I. Annenski, « Le Maître », mort en 1909, qui ouvre le cycle (« Et celui que je tiens pour mon maître / Comme une ombre a passé pour ne plus quitter les ombres »), ils évoquent ceux de la génération suivante, prise dans l’histoire violente du XXe siècle (« Deux guerres, ma génération, / Illuminèrent ta terrible route »), et que le régime soviétique a persécutés, voire assassinés. Défilent Tsvetaieva, Pasternak, Zochtchenko, Boulgakov : « Tu n’es plus. Autour tout se tait, / Tout fait silence sur ta vie triste et sublime, / Seule ma voix, telle une flûte, vibre / Dans ce repas funéraire et muet ».
Dans une langue toute de simplicité, A. Akhmatova entrelace les thèmes du malheur et de la poésie, qui, en ces temps de violence et de persécution, s’entraînent l’un l’autre. Le propos intimiste, loin d’être l’expression d’un individu singulier, devient ainsi celle de toute une époque, de toute une génération.1




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Traduction de
Christian Mouze
Harpo &
couverture

1. Également paru en 2015 : Anna Akhmatova, Le Requiem & autres poèmes choisis, Al Dante.