par Tristan Hordé
On connaît peu en France l’œuvre d’Amelia Rosselli (1930-1996) : un recueil de 1981, Impromptu, a été traduit en 1987, réédité aujourd’hui au Canada, son premier livre (Variazoni belliche, 1964) a été publié récemment (Variations de guerre, Ypsilon, 2012) ainsi que La libellule (Ypsilon, 2014 ; La libellula, 1985). Document est son troisième recueil (Documento, 1976) ; cette somme de 175 poèmes illustre ce qu’en dit son traducteur dans la postface : « Il n’y a pas un moi, une voix, mais des voix » chez Amelia Rosselli qui, élevée dans la langue et la culture anglaise, musicienne qui a suivi les cours de Stockhausen et Boulez, a choisi l’italien la langue paternelle, pour sa poésie.
Ses poèmes, aux vers variés, de dimension très variable – de trois vers à deux pages – présentent aussi bien des motifs intimes que des thèmes abstraits, des moments de l’Histoire comme dans « Grève générale 1969 ». Ils sont souvent à la fois un essai de description de ce qui est ressenti et un commentaire, dans une langue qui ne s’embarrasse pas de rhétorique : « L’excrément d’animal robuste a / séduit mon âme robuste mais veinée / de mélancolie fallacieuse ou forte. » Le « je » y est très présent, ce qui donne le sentiment de lire un journal, l’auteure tirant parfois leçon de faits sous forme de maxime, comme « Le bonheur est un micro-organisme à l’intérieur / du malheur ». Mais ce « je » n’apprécie pas ce qu’il est, le miroir renvoie rarement une image positive, plutôt un « réservoir de nullité profonde », et la relation à l’Autre toujours très ambiguë : ici, il y a don sans réserve, là une manière de s’interroger sur ce qu’est l’amour qui écarte l’échange, « la nécessité / de construire naïvement / dans l’autre ce qui // te manque ? »
Ce sujet blessé oscille constamment entre le repli et l’élan vers autrui. L’écriture est bien, au fil des huit années, moyen de se connaître, de se construire, mais la construction revient sans cesse sur elle-même ; on accumulerait les vers comme : « je fais semblant d’être moi-même et je suis parmi les / autres » (souligné par moi), rien ne pouvant défaire quelque chose qui a été noué – « j’ai l’ennui pour ligne d’arrivée, et la faute / pour arrière-garde », écrit-elle. Doute sur sa place dans le monde, fascination du vide (mot récurrent), Amelia Rosselli semble n’accorder que peu de poids à sa poésie quand elle écrit : « Un morceau de pain pour chien sans muselière / est mieux qu’écrire en vers », mais ailleurs elle affirme « j’ai fini d’écrire, et je continue ! »
Il faut espérer qu’après ce très beau volume d’autres recueils de poèmes seront traduits, ainsi que ses lettres à Pasolini.
Suivi de « Mots pour Document » d’Olivier Gallon
La Barque
320 p., 25,00 €