par Mathilde Azzopardi
« Il y a une analogie entre le témoignage du tribunal et le témoignage du poète », disait Charles Reznikoff (1894-1976), poète du courant dit « objectiviste », par ailleurs auteur de Témoignage (P.O.L), restitution minutieuse et mise en forme de rapports d’audience de tribunaux des États-Unis, et de Holocauste (Prétexte), recueil de poèmes composé à partir d’archives des procès de Nuremberg et du procès d’Eichmann à Jérusalem. Sur les rives de Manhattan, saga familiale et roman de formation, procède selon les mêmes présupposés que sa poésie : « des images claires, le sens non pas déclaré mais suggéré par les détails objectifs (…) ; les mots, solides et francs ».
L’histoire débute dans les pogroms de la Russie du XIXe, autour de la jeune Sarah Yetta, et s’achève à New York au siècle suivant, avec son fils Ezekiel qui, sans argent, parvient à y ouvrir une librairie – l’histoire n’a, cependant, rien d’une allégorie du rêve américain ; le roman, bien au contraire, se termine sans conclure, à la fois sur une absence d’illusion, l’amorce d’un doute.
Sarah était le prénom de la mère de Reznikoff, Ezekiel celui de son grand-père maternel, colporteur. Ezekiel eut également été le prénom de Reznikoff, si on n’avait conseillé à Sarah de lui en attribuer un moins connoté.
« Jusqu’à présent, Ezekiel s’était considéré comme un jeune homme ordinaire – comme tant d’autres voyageant dans chaque rame de métro. Toutefois, ayant scruté son propre visage, il ne lui avait plus semblé si ordinaire que ça : en fait, il ressemblait à ces escrocs dont les portraits sont publiés dans les journaux ». Quelle différence, de fait, entre la « normalité immortelle » de l’Ezekiel du roman et ce qui transparaît des êtres dans leurs paroles telles que transcrites dans Témoignage ?
Ce qui importe, pour Reznikoff, c’est de partager l’émotion qu’il y a à nommer, au plus près, au plus juste – « mots flamboyants, parfois, comme lucioles dans le noir – / scintillant, s’éteignant et pour finir, plus de lumière. »