Alix Cléo Roubaud : Photographies

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Alix Cléo Roubaud était photographe. Elle avait le don d’agir sur le vif et à distance. Dans la hâte de qui survit, elle se savait aussi  minée de naissance par un asthme endémique et n’eut de cesse toute sa vie durant de  faire appel  et jusqu’en dernière instance de la mort qui dut la terrasser en 1983, à l’âge de 31 ans. Si cette disparition prématurée – que maintes de ses photographies tentèrent de conjurer  –  occasionna en 1984 la publication d’un  « Journal »1  sténographié en morse, il a fallu le temps d’une vie, 31 ans après, pour qu’un livre d’Hélène Giannecchini 2 en forme d’enquête retrace son parcours de photographe et qu’une exposition à la BnF, assortie d’un catalogue, lui soit enfin consacrée. Sans oublier au passage l’hommage fervent que le cipM a su lui rendre par une exposition et la publication d’une suite photographique intitulée  Si quelque chose noir 3.

Si l’on s’aventurait à  faire un  portrait de sa personne, sans doute tiendrait-il d’emblée dans ses deux prénoms. Bi-syllabiques, ils semblent augurer d’un être bifrons, pris entre deux langues. Alix la Canadienne et Cléo  la Française  s’associèrent conjointement un jour dans son état civil et pour s’échanger dès lors leurs langues respectives. S’affrontant en duel ou jouant en duo. Sosies ou gémeaux l’une de l’autre. Mais le mystère reste entier quant à l’hasardeuse incarnation d’un tel couple gémellaire, même si Alix doublée de Cléo  surent s’égarer en maints « jeux de rôles » qui devaient les rendre indiscernables l’une de l’autre aux yeux de leurs proches. Un auto-portrait en miroir, datant de 1980, et intitulé Deux sœurs qui ne sont pas sœurs (en référence au titre d’un scénario de Gertrude Stein) en témoigne et qui les fait poser toutes deux en  sœurs siamoises qui s’ignorent de part et d’autre d’un axe de symétrie central. Elles font la paire comme le feraient deux gants, certes superposables, mais sans pouvoir s’intervertir sinon qu’à gant retourné. Cette scission originaire, et dont le corps humain porte l’empreinte, se descelle parfois dans le travail  d’investigation tant optique que chimique qu’Alix Cléo Roubaud a dû mener et qui dut convertir sa vue en un exercice de vision.

Hélène Giannecchini nous rappelle qu’elle travaillait jusqu’à dix heures d’affilée sur une même épreuve, y mêlant des coulures encrales ou scarifiant le négatif. L’une de ses trouvailles fut  le pinceau lumineux à l’aide duquel elle se mettait à dessiner sur une surface photo-sensible. Mais ce qui la requérait par dessus tout était l’emprise du Noir. Car à ses yeux, toute photographie, avant de venir à jour, ne pouvait  que passer par la nuit, tirant clarté de l’obscurité, et pour entrouvrir dès lors la vue sur cette sorte de  ténèbrillance  spectrale  que recèlent parfois les sels argentiques. Nombre de ses photographies en attestent qui ne font au final que des marques noires sur du papier blanc (Duane Michals). En broyant du noir sur du blanc. Ses idées noires sur fond de ses nuits blanches, avec pour seul décorum les draps défaits d’un lit-linceul  et  des corps nus qui gisent à l’abandon et que leur découpe fait parfois se refléter en miroir ou s’insérer en quelque tableau vivant. Du fort d’une semi-pénombre qui les maintient étrangement en suspens, ils semblent n’être plus que des silhouettes qui veillent aux confins du monde habité, logés qu’ils sont dans un jeu érotico-scénique à l’issue duquel  tout se fixera fatidiquement en quelque bain révélateur. Ce bain qui atteste de la nature foncièrement spectrale et endeuillée de toute image dès qu’elle s’appelle Eurydice. En morte (re)vivante, elle n’a de cesse de se rappeler à nous, de faire retour sous les auspices  d’un  corps-fantôme en quête de sa ré-incarnation. Un corps oscillant entre vie et mort, en deuil de son porteur. Autant dire un négatif, et qui ne survient toujours qu’in absentia, par voie de rémanence rétinienne et jusqu’en nos rêves. Un négatif qu’Alix Cléo Roubaud prenait soin de détruire après chaque tirage, comme s’il dut rester dès lors le souvenir oublié d’un souvenir.




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
couverture

1. Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Le Seuil, « Fiction &Cie » 1984, réédité et augmenté en 2009.

2. Hélène Giannecchini, Une image peut être vraie. Alix Cléo Roubaud, Le Seuil, « Librairie du XXIe siècle », 2014.

3. Alix Cléo Roubaud, Si quelque chose noir, suite photographique (avec une préface d’Hélène Giannecchini), centre international de poésie Marseille, « Hors collection », 2011. Voir aussi ‘‘‘Le Cahier du Refuge’’’ n° 188.