par Antoine Emaz
Ce livre est une épopée de poche avec pour personnage l’humanité et pour moteur l’Histoire. Mais une humanité sans grands hommes et une Histoire sans progrès, seulement agitée par une masse humaine remuant de façon anarchique et absurde. « Milliards de myriades de morts / descendant se tassent avec le temps dans l’espace spacieux ». Immense parade anonyme, danse macabre sans fin. Aurélie Foglia soulève le baudelairien « couvercle noir de la grande marmite / Où bout l’imperceptible et vaste Humanité. » Les multiples entrées du livre amènent au même point post-beckettien : aucun progrès, aucun sens, aucun Godot à attendre, « vivre ne veut rien dire ».
Cette vision de l’homme témoigne autant d’une solitude désespérée devant la réalité minable que d’une fraternité au sens de partage de l’humaine condition. Le titre Gens de peine pourrait laisser attendre une épopée du peuple, une ode aux gueux à la Hugo : non. Il y a bien dans les deux premières parties une attention aux « Passés sous silence », « Gens de rien », « pauvres gens », « petites gens »… et des listes de dé-nominations qui soulignent à la fois le nombre, la diversité, l’anonymat. On notera aussi que la poète, même si le « je » est rare, s’inclut dans cette foule grise : « Gens dont je ». Mais elle ne commente rien, constate ; on est très loin du poète phare ou prophète, d’autant que la virtuosité technique d’écriture produit souvent un humour froid, désabusé.
Dans les deux dernières parties, la vision de l’humanité devient plus critique avec une forte animalisation des « zoommes ». D’un côté, la masse grégaire qui accepte d’être manipulée, abdique voire souhaite « l’enchantement des chaînes (et) aspire / à l’état domestique ». De l’autre, les « troupeaux de loups » prêts à tout pour le pouvoir, la célébrité, la distinction, ceux qui veulent « s’extraire des Gens désespérément », sans voir qu’« éteints jamais ne seront renommés ».
Aucun espoir en vue : « dormez livres morts profondément / obsédés d’aube ». Jusqu’à quand ?