Par Bruno Fern
Dix mois, telle est la durée pendant laquelle sont censés se produire les événements relatés ici, en plusieurs lieux dont l’un est central : le décor d’une côte normande où les mouvements omniprésents du ciel et de la mer semblent tantôt accompagner tantôt contrecarrer les sentiments des personnages. C’est là que les occupants de trois maisons voisines vont peu à peu se croiser selon différentes modalités (amour, amitié et mort). Parmi eux domine une figure : celle d’Ileana, une infirmière d’origine roumaine qui fut comédienne de théâtre et vit solitairement entre deux amants. Le livre est découpé en parties relativement brèves où alternent le récit d’un narrateur extérieur, les monologues intérieurs de certains personnages et quelques dialogues. La plupart du temps, les lieux et les dates, voire les horaires, sont minutieusement précisés, comme s’il s’agissait de repères dans un journal intime où les vies des uns et des autres seraient diversement mêlées – et c’est pourquoi le titre d’un ouvrage de Gertrude Stein, Autobiographie de tout le monde1, vient à l’esprit quand est mentionné l’unique roman de cet auteur, Ida : « Dans la cabane au fond du jardin où elle s’est installée pour lire, Ileana se prend d’amour pour Ida. Dès la page 45, au troisième chapitre intitulé troisième partie, elle se dit qu’Ida traverse la vie comme elle-même aimerait la traverser. Objectivement. Légèrement, pourrait-on dire aussi, avec l’aisance dont Ida passait d’un chien à l’autre (le premier elle l’avait appelé Amour), d’un état à l’autre (elle était américaine) ou d’un mari à l’autre. » Cela dit, encore faut-il parvenir à cette légèreté2 pour espérer avoir la vie sauve – tout en sachant que le dernier mot du titre peut également être lu comme un verbe conjugué dont le sujet, pour l’héroïne, coïnciderait alors avec la reprise de son activité théâtrale, saut hors du rang3 pour essayer de survivre aux masses qui risquent sans cesse de nous écraser.
1. Titre de l’un de ses ouvrages (Seuil, 1978).
2. L’écriture sobre et juste de Catherine Weinzaepflen en constituerait une tentative.
3. Kafka est évoqué à la fin du livre.