Il suffit d’une carte postale allemande de 1939 faisant la promotion de la station balnéaire de Prora sur l’île de Rügen, si propice aux exercices physiques de plein air, pour comprendre que le temps de l’innocence élégiaque a vécu. De même, peut-on vraiment encore regarder un ciel étoilé sans deviner toute la puissance destructrice que recèle cette prodigieuse agitation d’atomes ?
Somptueusement illustré de documents rares collectés au gré de ses recherches, le livre de Muriel Pic entend suspendre l’approche analytique pour ouvrir la possibilité d’un regard critique convoquant une vigilance d’ordre lyrique. Elle nous invite à un voyage fait de glissements successifs, ceux-là même qui font la surprise du chercheur explorant des liasses d’archives dont l’ordre et le sens restent à inventer. S’il y a un fil directeur entre ces élégies, il faut le chercher du côté du hasard objectif associant des documents à première vue hétéroclites : le tourisme de masse à Prora, l’utopie d’un Kibboutz en Palestine, des ruches, des pages de vocabulaire hébreu appartenant à Kafka ou des images de constellations.
Ces archives inquiètent le regard et la pensée laissés au seuil de la catastrophe. Chacune de ces images, comme la mer gelée devant les constructions monumentales de Prora, fait vaciller le sentiment premier d’admiration produisant ce que Muriel Pic désigne exactement comme la « sensation d’une poussière dans l’œil de la pensée ».