par Sébastien Hoët
C’est un travail substantiel sur Le Grand Jeu qu’accomplissent les belles éditions Ypsilon en publiant ce volume après avoir donné successivement la correspondance de Roger Gilbert-Lecomte puis celle de René Daumal avec le même Léon Pierre-Quint. Il sera difficile à un amateur, même avisé, du Grand Jeu de livrer une impression d’ensemble sur un pareil ouvrage, un ouvrage aussi foisonnant : les lettres sont nombreuses, 154 pour être précis, et elles ne s’échangent pas qu’entre Gilbert-Lecomte et Daumal, Roger Vaillant et Robert Meyrat y apparaissent par exemple assez fréquemment pendant la première moitié de la correspondance ; par ailleurs, elles évoluent d’un monde enfantin fascinant, cryptique, hiéroglyphique pour ainsi dire, où le texte déjoue les sens immédiats ou convenus, est bousculé par le dessin et ne se plie à aucune ordonnance plastique, à des considérations plus théoriques voire administratives (les tracasseries matérielles concernant la fabrication du premier numéro du Grand Jeu où l’on découvre un Gilbert-Lecomte tyrannique avec le pauvre Daumal qui n’en peut mais). Citons au hasard des bribes du langage de l’enfance parlé par les « phrères » : « DVROKORTORUM / Jourdupèredujour / 13 nivôse / alias / névrose » fait l’en-tête de la missive qui se poursuit par le babil d’initié : « Oaohuphttaoum, / O mon phils / O ma bon péqui Nathaniel, / Je te dis en volapuk : Té-hin-batt-fran-jein (…) » (3 janvier 1926, à Daumal). Daumal s’appelle dans ce monde parallèle Nathaniel, Gilbert-Lecomte Rog-Jarl, etc. C’est dire que cette correspondance, dans sa nécessaire disparité, laisse deviner à quels jeux virtuoses se sont amusés les lycéens de Reims, à quelle religion primitive, inventée, ils ont puisé – ce « Simplisme » auquel ils n’ont jamais dérogé, qui se voulait une ascèse tournée vers l’Unité et inspirée par la pensée orientale, Simplisme auprès de quoi le surréalisme apparaît tiède, compliqué, scolastique. Roger Gilbert-Lecomte dit mieux que nous le jeu si grand de l’enfance dans le Simplisme : « (…) perpétuer dans la conscience adulte toute l’activité métaphysique, onirique, magique, poétique de l’enfance »1. Cette magie se dissipe peut-être à mesure que les deux poètes vont vers le Grand Jeu, lequel récoltera en retour la magie enfantine perdue, mais elle ne disparaît jamais vraiment de cette étonnante correspondance. Billy Dranty a ordonné, annoté, postfacé impeccablement cet ouvrage indispensable.2
424 p., 35,00 €
1. R. Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, T.1, Gallimard, 1997, rééd., p. 154.
2. En contrepoint à cette correspondance, il faut lire La Défaite de Pierre Minet chez Allia. Pierre Minet faisait partie des « phrères » reimois et raconte en l’occurrence sa vie en compagnie de Daumal et Gilbert-Lecomte à Paris dans un récit d’une exubérante vitalité.