Hervé Piekarski : L’État d’enfance, II

 
par Sébastien Hoët

Hervé Piekarski revient, avec ce recueil, aux travaux commencés aux éditions Unes en 1992, un premier État d’enfance. L’épigraphe de Webern, « Vivre veut dire défendre une forme »1, caractérise tout l’élan de ces blocs de prose cristallins qui se succèdent sans constituer une syntaxe ou même une suite mais plutôt une constellation mobile, jamais réellement situable autour d’un à-dire central, gravitant au vrai autour d’un trou noir dont jaillissent de loin en loin de fugitifs quanta lumineux. L’auteur reproduit en fin de recueil la lettre dont est extraite la phrase de Webern, où Hölderlin est cité, qui compare les œuvres de son temps à celles des Grecs, leur reprochant leur aveuglement face « au calcul de leurs lois », dans un geste proche de Poe avant la lettre. Avec Piekarski s’opère un tel calcul de lois dans une prose acérée qui pourrait rappeler celle de Patrick Watteau, mais les lois ne sont pas celles, en l’occurrence, de la Genèse du Poëme ou de la Philosophy of composition : nous nous situons, bien en deçà des considérations esthétiques, dans la situation difficile, et peut-être impossible, de la parole, de la voix, du poème, du corps, de la chair, de l’espace, du lieu, des objets, du monde… qui condamne le « projet » à « l’impossible de son œuvre » (p. 11), ce dès le Protocole qui lance le recueil et met en garde. On n’a donc pas entre les mains un recueil de poèmes mais bien une Éthique, un ethos2, comme on en trouve dans les Carnets d’André du Bouchet, soit le défrichement patient, monotone, passionnant, endurant, d’un rapport avec l’Être qui se soustrait – et nombreuses sont les pages où Blanchot, Heidegger, Benjamin, Eckhart, la mystique juive, paraissent innerver les mots qui se dédisent, se désintègrent, dans l’approche de ce qu’ils tentent de saisir. Car le langage n’est que par son manque, le corps comme un vague contour autour d’une chair qui défaille, le moi ne cherchant consistance que de cette perte continue : « Il y a, hormis la force qui la soutient, une fatalité de perte dans chaque parole où je m’éprouve » (p. 85). Cette épreuve n’a pas de nom, et les fragments sont nombreux, qui ne s’intitulent que par des « Nuits » datées, et forment comme autant de traînées d’éclairs à la manière du Mémorial de Pascal. L’état d’enfance est celui du foudroiement par un qui ne peut être dit (in-fans), mais se signe de façon d’autant plus nue et bouleversante.

 




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Flammarion
« Poésie »
192 p., 18,00 €
couverture

1. L’usage webernien de la « forme » rappelle celui de Spengler à la même époque et s’éclaire par lui.

2. « Il s’agit d’établir une bonne fois pour toutes la morale dans la certitude (…) », p. 44.