Frédérique de Carvalho : Déménager l’enfance

 
par Antoine Emaz

L’événement déclencheur est donné dès le premier vers, « le père est tombé l’autre soir », et les poèmes vont orbiter autour de cette disparition sans complètement la résoudre en mots. À la fin du livre, « on dit le père mort et l’effet que ça fait de / ne plus / pourtant on ne sait pas ce que ça fait vraiment dans les / dedans ». On entre dans les remous d’une mémoire, essentiellement celle de l’enfance, mais elle remonte par « bribes », très courtes scènes juxtaposées liées à un lieu : la maison, la ferme avec l’écurie, la grange, la cour, l’étang, les animaux… « Déménager l’enfance », cela revient peut-être à la faire passer de ce vrai lieu où l’« on court on joue on crie » à un autre espace, celui de la page. Mais ce passage est difficile, « on ne sait pas raconter des histoires », « on articule mal » ce « tout qui s’effiloche dans / le soir ». Un autre angle mort, ou point d’étranglement, le personnage de la mère. Autant le père participe de loin à cette enfance somme toute heureuse, autant la mère apparaît comme une puissance négative. Avec retenue et concision, l’auteur parvient à rendre sensible cette relation complexe, pesante : «  la mère on n’a pas les mots c’est comme une fatigue », « les mensonges de la mère font un tas ». À la fin du livre, alors qu’une sorte d’apaisement est trouvé avec le deuil du père et de l’enfance, un statu quo s’établit avec la mère : «  on n’a rien à lui dire / d’ailleurs / on ne dit rien ». La force du livre tient à son enjeu affectif, se séparer de l’enfance, mais tout autant à la distance trouvée dans et par l’écriture : le « je » est passé « on », aucun portrait du « père », de « la mère », des autres enfants, aucun lieu géographique précis… Le vers libre aussi est tenu serré : des séquences brèves et de larges blancs, compensés à l’intérieur de la séquence par de fréquentes coupes du vers après article ou préposition, qui ramènent de la vitesse. Une écriture à contre-lyrisme, alors que son moteur est élégiaque : une réussite.




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Propos2éditions
112 p., 13,00 €
couverture