François Heusbourg : Zone inondable

 
par Antoine Emaz

Ce poème, ou « suite » d’une trentaine de pages, est très intéressant par la tension qu’il établit entre poésie et objectivité. Trois séquences, trois étapes chronologiques nettement marquées à partir d’un événement indiqué en clair dans une note finale, froide comme un fait divers : le 3 octobre 2015 au soir, de violents orages ont inondé le littoral et fait 21 morts. Déroulement du poème : 1) Soir : « je rentre sous l’orage » ; dans l’appartement, de « l’eau jusqu’aux chevilles ». Nuit de lutte avec l’eau. 2) « Matin muet / dans le bourbier du salon ». Café. Images d’info télé. 3) « Dans le matin », en ville, « réalité noyée ». « Le jour d’après », « il faut se remettre à sa vie ». Ainsi écrasée, résumée à un fil narratif que l’auteur ne cherche pas à crypter, la poésie disparaît. Mais si Heusbourg avait voulu donner un énième témoignage de sinistré, il aurait écrit en prose un article de journal. L’enjeu n’est donc pas l’événement en soi mais le brouillage émotionnel qu’il provoque durablement : « on pense oublier / on oublie le moment pas l’empreinte // et l’eau du robinet (…) / une couleur de fleuve un goût de cadavre / et de prune ». Brouillage aussi de nos codes habituels de représentation : le rendu des infos télé ne colle pas, « des histoires qui fabriquent des histoires », « dans les images / nous sommes / disparus ». Et puis la ville, l’appartement, passent d’un état stable, tranquille, normal, à celui de réel désordonné, angoissant, vrai et fou à la fois : « la rivière de mon appartement », « des voitures (…) dérivent / entre les rues », « tout ce sur quoi on pose pied / se défait ». La prise de conscience est brutale : « on croyait tenir la réalité », or elle se révèle radicalement étrangère, d’une illusoire consistance, solidité, quotidienneté, permanence ; « rien n’est immobile ». Même si à la fin, « la porte toujours / ferme avec un petit jeu // comme avant ». Trois dessins de J.- M. Marchetti, puissants et chaotiques, accompagnent le texte.




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Æncrages & Co
56 p., 18,00 €
couverture