par Siegfried Plümper-Hüttenbrink
De tout temps, l’affectivité fut une chose fort décriée. Jugée malsaine, malséante, voire maladive dès qu’elle outrepasse les convenances sociétales. Emma Bovary – en sainte et martyre égarée par ses lubies – en est une victime exemplaire. Quelle mouche l’avait donc piquée, pour chuter de la sorte, plus bas que terre ? Aux oreilles policées de ses juges, toute sa personne devait sonner étrangement fausse, maniérée, presque infantile. Que comprendre à toutes ces simagrées de femme ? Ces émois qui simulent l’effroi. Ces exsudations lacrymales, suivies d’évanouissements. N’est-ce pas le signe d’une fâcheuse addiction ? Et qui s’affecte trop ostensiblement, parfois pour un rien, a toujours eu mauvaise presse. On ne sait trop sur quel pied valser en sa compagnie et a vite fait de lui en tenir grief. Taxé d’infréquentable, l’affecté est infecté, et parfois bon pour l’HP. Même la psychanalyse – pour qui il constitue une proie de choix – va jusqu’à jeter le discrédit sur ses affects, auxquels on ne saurait trop se fier. En clinicien, Freud n’avait-il pas détecté leur foncière ambivalence de remède-poison ? À double tranchant, tonifiant ou mortifiant, selon les circonstances.
Face à ce « modus vivendi » sociétal qui voudrait faire de l’affect un agent double, peu fiable, et propice à n’engendrer que de fâcheux troubles de l’entendement, on est toutefois en droit de se demander s’il n’y a pas anguille sous roche ? Si quelque inquiétant « malaise », diagnostiqué déjà par Freud en son temps, ne mine pas toute forme de civilisation, et à plus forte raison lorsqu’elle se prétend « éclairée » comme la nôtre par le Fiat lux ô combien miraculeux, quasi subliminal du Numérique ? Comme si un nouveau Siècle des Lumières s’annonçait, et ce à l’échelle planétaire, alors que nous errons en plein désenchantement, et qu’il y a tout lieu de se remémorer l’adage fatal dont Guy Debord titra son dernier film : « In girum imus nocte et consumimur igni »
Si malaise et mal-être il y a, malgré l’aisance promue par les nouveaux ustensiles de communication, sans doute est-ce dû à un déni presque phobique du vivant. N’a-t-on pas, ne serait-ce déjà que par notre éducation, une inexplicable aversion pour tout ce qui se met à vivre sans visée, anarchiquement, pour rien ? Vivant sans qu’un certificat d’existence soit requis, et par le simple pouvoir de se laisser affecter de toutes parts. Pour ne pas dire « impressionné » à l’instar d’une plaque photo-sensible, comme semble nous le suggérer Evelyne Grossman dans son Éloge de l’hypersensible.
En avocate de l’affect, elle s’évertue avec un tact tout à la fois « clinique et critique », s’inspirant de Deleuze, à prendre sa défense et le ré-habiliter. À ses yeux, il n’est en rien signe d’une faiblesse ou d’une défaillance d’esprit, et encore moins entaché de sentimentalisme. Qui s’affecte, se met à penser crûment avec sa chair. Il mute, change de peau, sous l’emprise d’un excédent de vie dont il n’arrive pas à se défaire et encore moins à contenir. Et seule cette force de vie lui importe, dont il semble détenir sa vocation de sismographe. En ancien français on aurait dit qu’il en trespasse, non au sens de mourir, mais d’outrepasser les limites assignées ordinairement à un corps pourvu d’une identité. Aussi faut-il s’attendre à voir en lui un esprit mutant, qui méconnaît nos repères et défie nos croyances. À l’entendre, il disposerait même d’un outil d’investigation extra-sensoriel et qui l’amène à éprouver toute chose en terme de flux et de tropismes, de contractions et de dilatations, d’attirance ou de répulsion. C’est ainsi qu’en pleine neige, il ne vous dira pas « j’ai froid », mais « il me fait froid ». Froidure me transit. Et gel m’irradie.
L’affect serait donc une force, mais qui s’apprivoise mal. Il y faut de la minutie, du doigté, un sens aigu des nuances et des intervalles, ainsi que des micro-sensations. À titre de témoins, E. G. cite à comparaître pour sa défense quatre têtes chercheuses qui ont su appréhender le jeu toujours hasardeux des affects non comme une menace, mais comme une chance inespérée pour la pensée. Par ordre d’entrée : Deleuze, Duras, Barthes et Louise Bourgeois. À eux quatre, ils ont en commun d’être en manque d’un corps qu’il leur faut littéralement inventer. Corps nomade, qui fuit de toutes parts, et noue d’étranges alliances en des devenirs trans-subjectifs chez Deleuze. Corps catatonique, comme anesthésié par un trop plein d’affects qui le fait se mouvoir et parler en somnambule chez Duras. Corps joueur de sorcière, infantile, et qui rit jaune chez L. Bourgeois. Corps ductile, d’un tact tel qu’il ne fait qu’effleurer et effeuiller, en laissant tout en suspens sous l’égide du Neutre chez Barthes. À chaque fois un corps purement sensitif leur naît et à l’aide duquel ils sont en mesure d’expérimenter des processus de vie insoupçonnés, et qui, en les délogeant d’eux-mêmes, les font s’engager dans des devenirs impersonnels. N’ayant plus d’intérieur, ils en sont comme « internés au dehors », incapable de répondre d’une identité qui soit fixe.