Emmanuel Hocquard : Une grammaire de Tanger, 2007-2016

 
par Alain Cressan

Emmanuel Hocquard est un excellent pédagogue, il suffit de lire par exemple l’introduction à Tout le monde se ressemble1 ou de ses autres anthologies  pour s’en convaincre. Pas au sens où on sortirait de la lecture de ces textes avec un « plus de connaissance », mais plutôt dans l’idée qu’on aurait trouvé une posture différente, une autre façon d’observer. Ce qu’il appelle un « concept jetable »2. C’est une affaire d’angles.
Ces cinq volumes proposent un manuel de grammaire. Une grammaire de Tanger. Si je reprends les éléments de méthode qui y sont proposés (en pensant aussi à Claude Royet-Journoud, qui y fait quelques apparitions), je peux essayer de voir ce que peut signifier cette préposition. Une grammaire qui vient de Tanger (« Ces boutons de roses séchés viennent de Tanger »), qui parle de Tanger (« J’ai acheté un guide de Tanger »), qui appartient à Tanger (« Cette photographie représente une rue de Tanger »), qui est fabriquée de Tanger (comme une matière : « Donne-moi un morceau de bois pour caler ce meuble. »)… La préposition de n’a pas de sens ici, ou alors un sens indécidable, irréductible. Elle brille dans le groupe nominal.
Alors de quoi s’agit-il ? Une réflexion sur la grammaire, le langage ? Un livre de philosophie (et il y est en effet question de philosophes : Wittgenstein, Deleuze, Nietzsche, Hume…) ? Une autobiographie, des carnets de souvenirs de son enfance à Tanger, et de ses retours dans cette ville, ce que suggèrent les anecdotes qui y sont disséminées ? Un retour critique sur son travail d’auteur (« Je me suis trompé. »3) ? Un livre de lecture (pour apprendre à lire, au sens des manuels scolaires, dont il est question dans le premier volume – faire des va-et-vient entre le « style indirect » et le « style direct ») ? Un livre de poésie (la partie qui clôt ou ouvre le dernier volume est sans doute un poème, avec des vers, ou des énoncés, ou, en tous cas, une marque du discontinu, qui peut aussi renvoyer à la construction de l’ensemble, en brefs chapitres isolés, insulaires, qui permettent de prendre l’ensemble par n’importe quel « bout », bien que chaque volume se construise autour d’une question particulière4) ? Sans doute rien de cela et un peu de tout cela dans le même temps.
Un essai ? « L’évidence étymologique explicite, que toute étude de l’essai ne manque jamais de faire valoir, le rattache au sens premier des mots français « essai » et « essayer » ‒ expérimenter, mettre à l’essai ‒ et le fait remonter au latin exagium, qui désigne le fait de « peser » un objet ou une idée, en les examinant sous différents angles, mais jamais d’une manière exhaustive ou systématique », nous dit Claire de Obaldia5. Une évidence somme toute pas si évidente, dans ce qui advient et n’advient pas. Un discontinu. « Il y a ici matière à méditer, à interroger nos habitudes de penser par phrases, de penser des phrases. »6
La grammaire évoque souvent quelque chose d’aride, de rébarbatif, de rebutant. Rien de tel ici : on a un immense plaisir à lire et relire ces livres, comme on se promène ou on arpente un lieu, une ville, Tanger peut-être, en errant. On y trouve toujours quelque chose de scintillant, qui nous fait reprendre le cheminement à rebours, par fragments, en faisant jouer les souvenirs, le récit qui se construit, les angles, dans divers miroitements. En cela, cette Grammaire de Tanger est un très beau livre de désir.




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Une grammaire de Tanger, 2007
cipM
‘‘‘Le Refuge en Méditerrannée’’’
40 p., 12,00 €
Les babouches vertes, 2009
cipM
‘‘‘Le Refuge en Méditerrannée’’’
40 p., 10,00 €
Les coquelicots, 2011
cipM
‘‘‘Le Refuge en Méditerrannée’’’
40 p., 10,00 €
Avant, 2012
cipM
‘‘‘Le Refuge en Méditerrannée’’’
40 p., 10,00 €
Ce qui n’advint pas, 2016
cipM
‘‘‘Le Refuge en Méditerrannée’’’
40 p., 15,00 €
couverture

1. P.O.L, 1995.

2. Ma haie, P.O.L, 2001, p.273-292 (entretien avec Stéphane Baquey).

3. Ce qui n’advint pas, voir aussi les évocations de ses livres avec des temps composés dans Les coquelicots, par exemple (« J’ai qualifié », « j’avais noté », etc.).

4. Mettons, dans l’ordre : de l’acte de lire, de notre rapport au langage commun, de l’image, du temps, du sens – mais ce serait réducteur.

5. L’esprit de l’essai, Seuil, « Poétique », 2005, p.12-13.

6. Ce qui n’advint pas.