par Christian Travaux
Dans Thomas Vinau, il y a vin. Et il y a eau. Mélange de fontaines publiques et d’alcool, de ciel et de terre. D’eau de sources ou de pissotières, et de bars à vins, de tavernes, de tripots ou de fin de nuit. Il y a l’ici et le là-bas. Tension entre le cri des chairs, nos désirs, nos besoins primaires, et l’aspiration vers l’ailleurs, l’au-delà, ou l’envers du monde. L’adret. L’ubac. La raison et la déraison, et la nécessaire exigence de devoir toujours écrire, ou s’exprimer, ou chanter, quand la vie nous a cabossés, cassés, jetés, comme un mouchoir ou comme un gant, et qu’on a cherché à la fuir, dans l’alcool, les drogues, ou les ports, dans la folie. Anywhere out of the world, écrit Baudelaire.
C’est à l’occasion d’une rubrique sur le site Vents-contraires.net que Vinau se met à écrire ces portraits de promeneurs du ciel. 75 clochards célestes, dont il est le soixante-seizième, sans nul doute, tant ces vies, ces voix, ces visages, sont autant de vies de lui-même, espérées, rêvées, craintes peut-être, ces visages des portraits de lui qui hante toutes ces pages, tous ces livres dont il ne cite souvent que le titre. 75 êtres en déshérence de la vie, en souffrance d’être. Et dont l’échec des existences forme un faîte, une ligne de crête, comme un sommet de poésie, pour Vinau, un modèle à suivre. « Une tenue (…) entre toutes, correcte », dira Mallarmé de Verlaine, au moment de son enterrement. Et : « Une attitude comme homme aussi belle vraiment que comme écrivain »1, avait-il déjà dit, d’abord, reconnaissant à cette vie les qualités de l’écriture, et méprisant les convenances.
En phrases courtes, juxtaposées, en courtes notices à l’égal de notices de dictionnaires, dont on aurait dynamité la structure, la construction, pour y introduire des dialogues, des poèmes, des essais de vie aléatoires et subjectifs, 76 Clochards célestes décline Blaise Cendrars, André Laude, Georges Perros, ou Jean-Claude Pirotte. Mais aussi Billie Holiday, Lester Young, ou Michel Simon. Une grande foutraquerie de figures à l’image du bordel du monde dans lequel nous sommes enfantés, où nous vivons, où nous mourrons. Un lexique d’artistes maudits, où il est possible de lire un désir, une fascination, et presque une délectation, pour ces vies, pour ces êtres en marge. Et c’est, peut-être, le plus gênant.
L’art a trait au dérèglement, a partie liée avec la fuite de ce monde, son oubli, sa perte. Ou l’abandon de ce qui nous fait marcher droit, penser plus encore droit devant, sans rien regarder de ce qui nous porte, vivants, vers la tombe ou vers notre nuit, et se satisfaire de pensées toutes faites, de certitudes. L’art est, justement, d’inquiéter. Mais cet alignement de vies, toutes en marge, toutes en rupture, cette figure modèle du clochard est un peu trop conventionnelle pour ne pas être caricature d’elle-même, stéréotype. Certes, les noms cités ne sont pas contestables, les vies décrites ne sont, en soi, pas critiquables. Mais leur rassemblement laisse croire que seule cette vie permet l’art, ou qu’un seul type de vie peut faire naître l’art, et faire l’artiste. Mais, poète maudit, Mallarmé l’est autant, dans l’œuvre de Verlaine, que Rimbaud ou Tristan Corbière. Et il n’y a pas moins d’incendie, de feu clair, de braises brûlantes, chez Paul de Roux, Antoine Emaz, que chez Jean-Claude Pirotte ou Blaise Cendrars.
Plus encore, c’est le tout-venant de cette liste qui interroge. Tout est tout, est égal à tout, dans cette présentation d’artistes. Jazz, musique, photographie, rap, roman, film et poésie. Mais la poésie n’a pas place dans toutes ces approximations. Elle a tout à perdre à se mettre à côté de chanteurs connus, à se cacher dans la chanson, tant sont aujourd’hui menacées, mises à mal, fragilisées, sa place et son identité. Et la faire s’identifier à un chanteur ou un acteur, c’est faire vaciller le feu frêle qu’elle protège et qu’elle entretient. C’est faire qu’elle s’efface et s’éteigne, et recule, et disparaisse.
Pourtant, elle est là, dans ces pages, comme dans les vers de Cette nuit encore il ne s’est rien passé. Un langage. Une écriture. Une voix, dont les traits sont audibles, les vocalises reconnaissables. Pas d’excès, ni d’effet de manche. Mais une tentative de se dire en disant, une manière d’écrire, qui fait lire ces courtes notices d’artistes, comme autant de poèmes, des poèmes à part entière. Ainsi la note faite sur Pirotte, ou celle sur Michel Simon. Il y a là, de toute évidence, la voix de quelqu’un qui peut dire, qui sait dire, pour les « sans-voix », comme les appelait Jules Renard.
Et c’est, sans doute, ce qui touche le plus.
Préface et bibliographie déraisonnée d’Éric Poindron
Le Castor Astral
« Curiosa & caetera »
208 p., 15,00 €
1. Mallarmé : « Quelques médaillons et portraits en pied. Paul Verlaine » et : « Réponses à des enquêtes. Sur l’évolution littéraire (Enquête de Jules Huret) », Divagations, « Poésie », Gallimard, p. 121 et 393.