Europe

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Le dernier numéro de la revue Europe consacrée à Jean-Christophe Bailly nous offre une suite de contributions exemplaires à plus d’un titre. Elles s’accordent toutes à voir en lui un penseur nomade, à l’affût de signes de vie en tout genre, et qui semble travailler depuis nombre d’années à une encyclopédie du « vivant » que Pline l’Ancien avait d’ores et déjà inaugurée avec ces micro-fictions que sont ses Histoires naturelles. Dans cette entreprise il prend toutefois soin de se démarquer de l’esprit encyclopédique des Lumières. Car si éclairant et civilisateur qu’il veuille bien être, cet esprit s’avéra aussi fâcheusement spéculateur. Il veille au grain et évalue les gains. Quant aux savoir-faire qu’il nous livre, ils ne sont pas sans avoir contribué à maintes formes d’asservissement. En scrutant du reste les planches de l’Encyclopédie on doit se rendre à l’évidence. Il reste un esprit par trop besogneux, pour ne pas dire « industrieux », et pour qui vivre à perte, se dépenser improductivement, est une hérésie. Vu que le tout du vivant doit être traité, répertorié et codifié en terme d’économie marchande, et quitte à le dénaturer et méconnaître à tout jamais ce qu’il peut avoir d’imprévisible et de foncièrement exogène. Car vie se fait aussi sans nous, sans nos évaluations de survie et nos repères identitaires. Et J.-C. B. a su prendre très tôt acte d’un tel constat. À ses yeux l’animal parlant qu’est l’homo sapiens n’est pas le seul à parler. Tout communique, tout est en connexion et en mutation permanente dans la texture polymorphe du vivant. Tout y est affaire de flux et de vibrations d’énergies, et qui peuvent remonter parfois à la nuit des Temps comme le pressentait déjà Novalis. Et si à l’ère du numérique le tout du vivant semble être disponible et en libre circulation via la .com, c’est toutefois en ignorant sa foncière mutabilité organique. Car pour n’avoir pas à dépérir le vivant est voué à muter. Infixable, toujours en transit, il ne cesse de changer d’état, s’égarant même en des processus de vie qui nous restent insoupçonnés. Aussi tout savoir à son endroit reste-t-il de circonstances. Seules importent les formes d’existence, toujours provisoires, qu’il génère et que J.-C. B. ressent comme éminemment dépaysantes. À ses yeux, est vivant tout ce qui bouge. Nous faisant signe de fort loin. Parfois à l’assourdie, dans la futée d’un bois. Et pour ne surgir dès lors qu’au plus furtif, apparaître mais en s’éclipsant de sitôt dans le passage éclair d’un animal. Chemin faisant, on pourra aussi le dénicher plus souterrainement qui veille dans la « dormance » improductive des graines avant germination et qui leur permet de rester vivantes sans avoir à vivre. Certains biologistes n’hésitent pas à l’appréhender à l’état fluide, dans les signaux d’alerte séminale que les arbres s’envoient en cas de menaces ou dans la mémoire « plasmique » que l’eau garde de tout ce qui la traverse. Et il n’est pas jusqu’à la bio-sphère langagière où il n’œuvre, concourant à ce que les langues soient toujours multiples. Babel n’étant en rien une malédiction au dire de J.-C. B. dès que chaque mot s’avère vecteur et indice de vies. Qu’il soit importé ou exporté, il acquiert de par son usage millénaire « une histoire chargée de tout un background d’usages et d’informations » qui excède de loin les stocks de données que le Net a pour vocation d’engranger avec le risque qu’elles n’aillent se volatiliser un jour.




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Europe
N° 1046-1047-1048
« Jean-Christophe Bailly »
348 p., 20,00 €
couverture