Jean Frémon romancier : entre méta-narrativité et poésie

 
par Fabio Scotto

                                Et chaque fois c’est la même chose,
mimant des gestes vidés de sens.
Et puiser où le contenu pêche par manque1.
Les voix ne portent plus, elles se perdent2.

 

Né en 1946, directeur de la Galerie Lelong, Jean Frémon a travaillé dans l’édition et publié divers écrits sur l’art et la littérature, des textes poétiques ainsi que des récits, illustrés par des artistes de renom tels Camille Bryen, Bram Van Velde, Gérard Titus-Carmel, Valerio Adami, Jan Voss, Antoni Tàpies ou encore Zao Wou-ki. Son œuvre qui, certes, se range parmi les plus singulières en France aujourd’hui doit être considérée à la lumière de la période d’après-guerre, période durant laquelle la fidélité à un canon narratif traditionnel a perdu du terrain en même temps qu’une hybridation syncrétique de genre entre prose et vers, création et réflexion – dans le sillon de la Nouvelle Critique – y a gagné : il s’est agi, ainsi, de faire l’expérimentation de formules ouvertes de l’écrit, non identifiables à des schémas connus, et en suivant les contours labiles – volontaires ou subis – d’une identité et d’un plot, de se tourner vers l’acte d’écriture en tant que tel pour qu’il soit un défi posé à la page blanche avec ce qu’elle comporte d’insondable. Guère éloignée dans ce sens de la recherche de Maurice Blanchot qui a fait d’un tel espace littéraire3 un horizon lyrico-spéculatif de réflexion et un espace d’agonie qui, justement, dans l’écriture prolonge à l’infini4 « la vie qui porte la mort et qui se maintient vivante en elle », la recherche de Frémon se développe dans les années où, d’un côté, l’école du regard se concentre sur les dynamiques de la vision qui expérimentent la consistance matérielle et illusoire du monde générée par la représentation – pensons au Nouveau Roman ou à la philosophie de Maurice Merleau-Ponty – et où, de l’autre, émergent des recherches littéraires, à leur facon post-génériques, lesquelles de Jean Daive à Bernard Noël, de Roger Laporte à Anne-Marie Albiach se tournent vers une poésie apparemment a-tonale qui attribue au sujet du discours un statut énigmatique pour ne pas dire parfois indéchiffrable qui se confond avec le magma du monde. À cela s’ajoute, et c’est un aspect capital, le dialogue et la collaboration avec des artistes qui, en élargissant l’horizon d’inspiration, portent aussi à une rythmique plus déplacée de la page écrite au travers de bipolarisations, de scansions fragmentaires, d’alternances de vers et de prose, d’une utilisation stylistique des caractères typographiques en plus d’une intertextualité et hypertextualité des arguments qui souvent concernent des œuvres d’autres auteurs et pas seulement littéraires.

Premiers romans : le miroir sans visage

Les premiers essais narratifs de Jean Frémon sont emblématiques de cette tendance rhapsodique qui contourne la nécessité d’une base structurelle du roman pour lui substituer un mouvement centrifuge partant d’une absence de centre. Pensons à l’incipit de son premier roman Le Miroir, les Alouettes5 qui offre déjà une matrice métalittéraire et fait recours à des vers aux rythmes fragmentés ou à des séquences asyndétiques s’en rapportant à un sens fugitif récurrent :

     que nous fait cette chose publiée un livre quelques
mots ordonnés articulés à peine et dont personne
ne peut encore ne peut plus percer le sens le dépla-
cement d’air l’énergie transformée annulée

     le rêve d’un livre dont le sens échappe / il fait bloc
semble homogène mais on y chercherait vaine-
ment un sens global il éparpille écume les impasses
/ vient d’échapper, le vide ainsi laissé, quelque
part, petit manque, comme imperceptible

     un livre sa lenteur ligne après ligne inscrites mot à
mot les longues phrases neutres qu’il modèle en si-
lence apprises ailleurs d’un autre livre tenues rémi-
niscences subites venues là pourquoi et articulées à
haute voix tandis qu’il descend à pas lents la route
est donc interminable […]6.

Ici l’on voit clairement dans l’ambiguïté de la définition du livre-objet (« cette chose publiée un livre »), l’évanescence de son propre sens qui laisse place au vide et à la source hypertextuelle de ses phrases neutres (« apprises ailleurs d’un autre livre »). De la sorte, l’œuvre n’est pas tant le développement d’un mécanisme de fiction mais plutôt l’histoire de son propre avènement. L’auteur recourt sans cesse à la minuscule en début de vers comme pour indiquer au travers de ce choix formel la continuité du discours fragmenté. Pour ce faire, il isolera des fragments verbaux énigmatiques et de mise en suspension qui renvoient au blanc de la page et à son caractère vague : « ?, le point d’interrogation seul, comme lâché dans le vide, le blanc de la page, nul besoin de mots ou bien seulement celui-ci : “alors” ou “qu’en penses-tu” à quoi le regard du partenaire pourrait répondre : “quelle chaleur aujourd’hui…” ou “ce n’est pas si simple…” ou “il faut attendre encore, rien ne presse…” puis retour dans le vague »7. Non préfiguré dans ses limites thématiques ou actantielles, le texte avance par hypothèses que l’aposiopèse aide à rendre encore plus incertaines en privilégiant la forme impersonnelle et la non-personne et en faisant recours à une phraséologie apparemment banale et dilatoire oscillant entre litote et incertitude du sens. Dans une même orientation, notons la répétition de la marge et la bipolarisation du champ textuel montrant l’écart du sens d’un espace dit « ce nomansland »8, apte à décrire des objets de façon cinématographique là où l’on parle, par exemple, d’un « inextricable réseau gros plan »9 :

     Seuls; les verres.      en tout cela, in
cessant mais
Le glaçon a fondu.      plus audible à
présent le
Le niveau inchangé.     léger crépitement
de la bande-
son muette10

Le texte qui n’est pas à l’abri de poussées déconstructives, se fait l’expression au travers de lexèmes fragmentés d’une sorte de balbutiement expressif (« et la rosée su / inte et ruisselle le long de ses jambes […] »11) isolant aussi des signes de ponctuation comme pour attribuer à ces derniers une autonomie indépendamment des mots. C’est ce que fait, d’ailleurs, la poésie de Claude Royet-Journoud12. Ici un passage où une virgule commence une phrase : « , les cheveux moins blonds qu’il n’eût paru »13. Il s’agit d’une opération lucide et dont un des passages-clé se fait l’écho, construit – en syntonie avec le titre du roman – sur la spécularité du double chiasme sémantique jouant sur l’asyndète et le passage de la forme transitive à la forme réfléchie de deux verbes : « […] car nous ne jouons pas le jeu le jeu se joue de nous nous ne passons pas le temps se passe de nous c’est tout »14. Une deuxième partie écrite substantiellement en forme poétique et fragmentaire n’aide encore pas à parvenir clairement à la définition d’un genre là où l’accent sur le caractère inachevé et discontinu est aussi mis en évidence dans l’explicit : « Ce désir d’un livre (?) / contenu et contenant / qui pallierait cet inconvénient majeur : le discontinu »15.

En quatrième de couverture de L’Origine des légendes16, on peut lire deux jugements critiques sur le roman précédent insistant sur l’errance vagabonde du personnage, là où Alain Bosquet parle de « cette aventure de la peur de l’aventure » et Jean Gaugeard de « simplicité lustrale »17. En effet, L’Origine des légendes s’inscrit aussi dans le sillon de l’œuvre précédente adhérant à un mouvement de dérive et d’abandon : « prendre le rythme de cette dérive, s’immobiliser dans son mouvement, acceptant jusqu’au vertige, mettre toute volonté, toute tension dans l’abandon, l’enfoncement »18. Il s’agit d’une sorte de rêverie onirique ininterrompue mais clairement assumée et orientée vers une image dont le caractère fascinatoire ne cache pas cependant un côté profondément ambigu et trompeur. Ainsi, les personnages se révèlent être des figures anonymes, spéculaires et évanescentes du soi et leur finitude apparaît en constante extension dépassant le moi de « l’impossible » bataillien :

     Comme tout serait simple et finirait de soi-même.
C’est de cela bien sûr, que toujours il s’agit, et
ces personnages qui prennent, reprennent vie,
pour quoi faire sinon apprendre lentement leur
mort, la mienne ? Visages dont, me démultipliant,
j’éteindrais un à un les regards. Des voix ainsi,
autour de nous, anonymes mais reconnaissables,
prennent tour à tour la parole, nous entretiennent
du même sujet, toujours repris, parfois voilé. Je
finis, tout finit, continue19.

Le mouvement erratique et fragmentaire qui réduit la trame narrative en mille digressions privées de hiérarchie entre les parties libère le lecteur des liens normalement établis avec l’auteur qui en refuse clairement les présupposés (l’écriture vue dans son rapport dialogique avec le lecteur auquel on doit communiquer quelque chose) : il s’agit de privilégier une liberté absolue dégagée de toute forme de devoir même celui de signer ce que l’on écrit – ce qui renvoie peut-être à l’esprit libératoire du célèbre discours de Ménalque à Nathanaël dans Les Nourritures Terrestres de Gide – :

     Fermez ce livre, ne tentez pas d’obtenir de moi
ces choses que je refuse, qui ne me sont rien. Ne
venez pas me demander des comptes. De quelles
preuves parlez-vous, racontars imbéciles, et ces
papiers ces papiers quoi, pattes de mouche ali-
gnées sur des feuillets jaunis, vous appelez ça des
preuves. Je ne sais rien, vous pouvez rester, vous
ne me gênez pas, parler, je ne vous entends pas, ce
n’est pas à vous que je parle, vous pouvez même
noter ce que je dis, consignez tout dans vos pape-
rasses, faites-en ce que vous voulez, de toute façon
tout est faux, j’invente au fur et à mesure que je
parle, je ne signerai rien de tout cela, je décline

     laissez-moi rêver impunément, ainsi :20

Il semble que ce soit de Georges Bataille que nous héritions les traits érotiques de cette recherche de la ‘nudité fondamentale’ qui fait se croiser sans cesse désir et mort : d’un côté, dans la douceur des caresses entre deux amoureux :

     il se redressa, ôta un à un ses vêtements et s’allon-
gea sur elle, il était parfaitement calme
– « jamais tu ne fus plus nue », dit-il
ils restèrent ainsi un long moment sans bouger,
étendus, il caressait ses seins, ses reins inertes, sa
peau déjà presque froide lui parlait de la mort
avec beaucoup de douceur21,

ici se dégage aussi clairement une rythmique paronomastique (« seins » - « reins ») et consonantique qui joue sur la sérialité des liquides « l », des sifflantes « s » et des occlusives « p » ( que nous avons ici mises en valeur : « […] un long moment Sans bouger, étendus, il careSSait Ses Seins, Ses reins inertes, Sa peau déjà preSque froide lui parlait de la mort […] »; de l’autre, et de façon très crue, dans l’horreur de la violence du sacrifice, de la torture et du dégoût qui en découle avec son répertoire d’humeurs et une dialectique renversée entre la notion de bas et de haut portant à des vomissures en direction du ciel : « […] ou hurlement de l’animal, brebis, génisse, truie, hurlement de truie sous le couteau, l’œil glacé du couteau près de l’œil humide de la truie et les mains embellies de sang et de bave ou bien cédant à quelle insupportable expiration je vomis jusqu’aux étoiles les étoiles mêmes de mon corps étoilé »22.

En prise directe avec la matière de l’esprit, Frémon rend sa page d’écriture sensible aux moindres flux de la conscience et de l’inconscient absorbés par elle là où rien n’est prédéterminé mais tout est en devenir : « je ne voyais rien, il n’y avait rien, devant moi, mais tout était devant moi, en attente, prévu et disponible quoique caché, comme une phrase écrite à l’encre sympathique surgissant lentement […] »23.

De façon analogue, le mécanisme dynamique du flux émergeant est le même que celui des histoires et de leurs ébauches qui se suivent en des fragments mêlant succession et superposition d’événements sans jamais réussir à en dégager un vrai visage sinon celui de leur ‘caractère passant’ n’incarnant qu’un résidu de mémoire : « cette histoire n’est pas mienne, ni vécue ni inventée, elle passait, elle passe, ici consignée, flottante entre ses limites provisoires, renversables, d’un geste, qu’on le veuille, aplanissant le tout d’un œil acide, rien n’en resterait que le souvenir d’une histoire ni vécue ni inventée, passante, que des bouches sans visage racontaient en des temps reculés […] »24.

Le fait est que dans une structure privée des piliers canoniques du roman tout devient instable et s’amorce alors un mécanisme de fuite, de glissement, sujet à l’arbitraire le plus total25. De tout cela il ne reste pas tant l’importance d’un agent ou d’un geste, plutôt la vibration pouvant animer ces derniers comme si on assistait à une matérialisation de la parole qui littéralement prendrait corps26. Il semble que toute finalité nous échappe irrémédiablement et aussi coïncide avec la dynamique même de l’écriture soit la possibilité même de l’existence du langage à laquelle le surréalisme, qui l’avait déçue, avait confié l’espoir d’une authentique révolution : « Tout ne reposait que sur des paroles et les paroles ne reposaient sur rien d’autre qu’elles-mêmes »27.

Ce qui n’a pas de visage28, construit structurellement sur une narration continue mise en parallèle avec des séquences fragmentées et dialogiques apparemment non reliées à la première, semble mettre en acte une dynamique spéculaire déformante qui oppose deux plans signifiants qui en apparence ne se rencontrent pas. Le narrateur faisant l’expérience d’une pulsion antithétique d’attraction et de répulsion envers le monde29 continue à contourner toute piste préconstruite et voit dans une telle attitude la condition la plus propice à la découverte, guidé qu’il est par une perception délicieusement organique : « Il pensait que si son esprit était capable de progresser de la sorte sans se soucier d’un plan ni d’un tracé, il serait sans aucun doute à même de découvrir une infinité de propriétés inattendues et son corps lui-même sentirait dans chacune de ses cellules et de ses papilles le tremblement de l’explorateur foulant pour la première fois une terre nouvelle »30. Voué à une durée de vie fragmentaire, témoin de disparitions et apparitions d’éléments imprévus et imprévisibles en égale façon, l’affabulateur voit surtout dans l’histoire narrée un bruit de fond verbal privé de point de référence ainsi permettant à cette même histoire de ne pas devoir s’appuyer sur des personnages ou quelque autre artifex : cette histoire s’en remettra au seul devenir de la parole, seule présence dans un vide ou, tout du moins, dans un lieu de présences fuyantes :

     Et l’histoire n’était souvent que le simple bruit
de ces mots réunis. Non plus que d’auteur, il n’y
avait à proprement parler de personnages, tout au   plus
leur peu de présence . Ces histoires concernaient
tout le monde et cependant ne concernaient
personne en particulier ou bien ces histoires ne
concernaient personne mais concernaient chacun
en particulier31.

Il en découle également une manière de se demander – demander à soi-même – de tirer un bilan provisoire de l’expérience qui est en partie celle des errances caractérisant une grande partie de la narration européenne de Tristam Shandy de Sterne à Jacques le Fataliste de Diderot : on y dégage la surprise de parvenir dans un lieu sans même en avoir présagé l’existence au moment d’entreprendre l’aventure, même si les mots s’achèvent avec le sentiment de leur manquance, et avec elle, celle de la raison même ainsi que celle de la matière corporelle de l’écriture :

Comment se fait-il que parti sans but et ayant avancé sans souci de la direction, un jour on arrive
cependant. L’arrivée pointe à la manière du jour,
divers signes l’annoncent. Il est temps d’avouer
sa faiblesse. Fini de composer. Pas de bilan, mais
je sais bien que les mots n’ont pas assez manqué.
Maintenant ils manquent, ils vont manquer, mais
c’est déjà trop tard32.

C’est ainsi que Frémon finit par admettre l’éternité de l’errance33 comme réponse – toujours reproposée – à la recherche d’un sens de l’expérience.

Du Jardin botanique à l’Île des morts : pas seulement une question de narration

La publication du roman Le Jardin botanique34 marque, sans nul doute, un progrès indiscutable dans l’évolution stylistico-expressive de Frémon pour ce qui est d’une cohésion majeure des thèmes et de la caractérisation des personnages comme pour ce qui est de l’efficacité et d’une qualité plus constante de l’écriture, tout cela s’inscrivant cependant dans la continuité de certains stylèmes tels les tournures rhapsodico-digressives mises ici néanmoins au service de certaines des voix des personnages, donc mieux connotées et moins anonymes. Le lieu présélectionné dans sa singularité se prête à l’utilisation d’un vocabulaire scientifique traitant de botanique et surtout d’ornithologie et de zoologie avec quelques incursions dans le domaine de l’anatomie de l’appareil reproductif animal des espèces les plus variées, comme pour signifier la centralité thématique de la fécondation que l’on retrouve en milieu naturel et qui correspond à la variété des écritures possibles se fécondant chacune à leur tour, en des appels et au long de parcours secrets. Ainsi s’obtiennent des descriptions minutieusement détaillées, souvent introductives concernant les accouplements des animaux les plus divers ainsi que la propension à les classer en huit catégories35 : un exercice d’érudition auquel le narrateur se livre avec constance d’une digression à l’autre et qui, à sa façon, constitue le point de cohésion entre les divers discours des personnages, discours répondant plus au monologue qu’au dialogue. Mais procédons par ordre.

Le lieu est un lieu dont s’occupe le narrateur, conservateur général depuis dix ans du jardin et du Musée ainsi que du pavillon de paléontologie qui lui sont rattachés, il est originaire de Genève, référence explicite à la passion pour la botanique du Jean-Jacques Rousseau des derniers écrits, celui des Rêveries du promeneur solitaire36. On trouve aussi : l’intendant Sam, gardien sarcastique et laconique, la bavarde Gertrude ainsi que d’autres chercheurs excentriques, de Soskine, passionné de mimétisme à Dawkins, théoricien de la génétique et futur détenteur d’un Prix Nobel, puis surtout l’aimée Clémence et Karl, singulière figure d’éclectisme intellectuel et de polémiste, sans oublier Thomas Narr, défenseur de théories anti-naturalistes. Cette palette de personnages, pour la première fois dans le parcours de l’auteur, connotés et reconnaissables, et même – dans l’épilogue – voués à un destin, se révèle plus qu’autre chose mise au service d’une polyphonie du narré répondant au besoin de l’auteur de sortir de soi : « L’idée de devoir mener de front plusieurs personnages, voire plusieurs carrières, sans grand rapport l’un avec l’autre me séduisait plutôt, j’y voyais comme un gage de tranquillité, l’assurance de pouvoir à volonté quitter une partie de soi pour se réfugier dans un autre, l’espoir confortable de ne jamais ressembler vraiment à son portrait »37. Notons que ces personnages ne s’inscrivent pas dans une véritable trame, qui n’est même pas feinte mais simplement éludée pour être remplacée par un espace vocal où s’expriment des individus isolés, non interagissant entre eux38. À vrai dire, Frémon entend ainsi prendre ses distances vis-à-vis de la matière du discours aussi au travers du recours à la précision anatomique des descriptions du corps et des comportements d’espèces animales en voie d’extinction dans la conviction que, comme l’affirme Karl : « Dès l’enfance nous sommes constitués de récits auxquels nous devons croire, nous prêter, que nous devons reproduire, mimer »39 – même si les traits du dandy ne les font pas se rejoindre, comment ne pas penser, quand il s’agit de botanique ou d’un goût prononcé pour le kitsch d’objets désuets40, au personnage de Des Esseintes dans À rebours de Huysmans –.

Une fois l’espoir d’instituer L’Un dissipé, un Un, même revendiqué par Yves Bonnefoy dans le sillon de Plotin et dans toute son œuvre depuis Anti-Platon, le narrateur frémonien, ici, cède à l’hégémonie du concept et se résigne à l’inéluctabilité de sa permanence et donc à celle d’une nécessité d’étudier les rapports entre les parties :

     Tout n’est que parties. Et le vieux rêve d’une
Unité qui les lie. Sur ce point, nous avons fini
par céder. Celles qui nous furent successivement
proposées, décidément n’étaient pas à la hauteur.
Le tout étant définitivement incommensurable,
voire inconcevable, il ne nous reste plus que la
perception et la mesure patiente des rapports
qu’entretiennent les parties entre elles41.

Si il est d’usage pour la méthode scientifique d’obéir à la logique cartésienne (dont une des règles répond justement à la loi de la division), sur le plan narratif, les conséquences de cette orientation reconduisent inévitablement à des parcours précédents soit à la dispersion du discontinu. L’art et la science sont ainsi appelés à devenir l’antidote de l’anamorphose, du non-sens et du vide apparent du monde :

     Événements dispersés - décisions, accidents, ini-
tiatives, découvertes – sans lien, sans forme, sans
suite logique, multiples fictions discontinues.
Comme si la vie était formée d’innombrables pe-
tits foyers où quelque chose se trame sans rapport
à l’ensemble et que les considérer d’un seul regard
soit une tâche surhumaine.

     L’art, la science : inventer des connections, des
moules, des balances, des mesures, des instru-
ments de répétition, donner du sens. Combler
l’horrible vide42.

Il s’en suit également que les faits deviennent des récits, « de purs prétextes »43, que les mots, souvent mensongers, reflètent mal. Ainsi prévaut l’amenuisement du sens dont seul le hasard décide de l’endroit où il se place et de l’endroit où on le trouve: « De petits faits, sans ordre, sans intention, enfilés comme des perles, en offrande. Quelques miettes ramassées, comme on balaye devant sa porte»44.

Aux dires de Karl, nous apprenons qu’un écrivain argentin détestait le roman, ce qui n’est pas un prétexte singulier pour dénoncer la problématique liée au genre du roman, celle « d’une forme esthétique qui n’a pas toujours existé et qui n’existera pas toujours », aussi celle liée au fait que « l’invention puis la disparition du roman comme forme de la propension naturelle de l’homme à l’affabulation est une conséquence de l’émergence, puis de la primauté et enfin de la déconfiture du principe de causalité naturelle »45. Frémon inscrit donc la problématique du roman dans le contexte du rapport complexe entre imaginaire et factualité, représentation et réalité, ce qui le porte vers la voie d’une expression aphoristique dont le laconisme s’accorde à la nécessité de réduire au minimum les effets du langage pour formuler une morale provisoire sur la vie et sur le monde :

     Ne pas mourir chauve est un but comme un
autre.

     Conseil à soi-même : tenir un compte précis des
indécences qu’on se permet46.

De là, l’apologie faite à la phrase, instrument principal de ce processus et dont il encense les pouvoirs illimités et l’énergie musicale, mais aussi la matière riche et presque concrète : « Une phrase c’est quelque chose qui se mange, qui se malaxe, qui se répète, c’est quelque chose qu’on avale ou qu’on crache »47. Avec ironie, par le truchement de Thomas Narr, Frémon dénonce le rapport pervers liant l’écrivain à la société littéraire – et pas seulement – avec son cursus honorum obligé de services rendus réciproques, d’échanges, de récompenses, de recensions et d’hypocrisies, là où « la lâcheté, la vanité et la curiosité sont, au demeurant, les trois pulsions fondamentales grâce auxquelles la vie continue, malgré tout, alors qu’elle aurait toutes les raisons de s’arrêter »48. À de tels rites qui l’écœurent profondément, le narrateur réplique en leur opposant une rébellion anti-conformiste du corps et de ses bruits : on aura ainsi un éloge irrévérencieux du rot, réponse libératoire à un dégoût croissant : « Quand le dégoût atteint un certain seuil, roter, il n’y a que ça »49. Également, dans le mouvement fragmentaire et discontinu de son développement, le texte se déploie dans toute la beauté esthétique de sa langue et ce, dans divers fragments comme par exemple le passage consacré au directeur d’orchestre50, passage qui se démarque par l’équilibre et l’heureuse tournure de sa forme.

Il n’est pas surprenant qu’un leitmotiv du roman soit la poésie même si elle est très vivement critiquée par Karl qui appelle une de ses conférences « Contre la poésie »51 lui attribuant la responsabilité de fuir le réel pour se réfugier derrière des stylèmes vides et volontairement élusifs. En réalité, Frémon pratique une écriture poétique qui souvent est une alternative à la prose, même à l’intérieur de ses romans et qu’un texte comme L’Île des morts52, dont le titre s’inspire du tableau homonyme d’Arnold Böcklin53 datant de 1886, articule en divers fragments aussi selon les modalités du vers.

Ce livre se démarque de par la constante mesure stylistique et l’ultérieure épuration de la forme qui donne à la lecture une majeure intensité émotionnelle et de par le caractère fragmentaire de son continu où le recours systématique à l’éloignement vertical entre les parties constitue une prosodie expressive volontaire de la parole et de la pensée, laquelle aime « se pauser », hésiter et interrompre des vides. Le fait de reprendre des personnages et des thèmes du Jardin Botanique en fait – et l’auteur, d’ailleurs, nous le confirme –, une sorte de suite avec, en plus, nous dirions, une plus grande cohésion stylistique et densité verbale –même dans de courts passages – qui le rendent peut-être plus compact que le texte précédent. Si de ce dernier, nous arrivent, en des échos, certains topoi : de la matière eschatologique et stercoraire liée à divers types d’organes génitaux mâles du monde animal à l’éloge des vertus des déjections et du pet, en passant par les digressions érudites d’aspect scientifique, toutefois, parmi tant d’autres, deux aspects apparaissent essentiels : le recours symbolique à l’image de l’ellipse, courbe fermée qui sans doute épouse le mouvement ou l’espace enveloppant de certains fragments verbaux souvent construits sur la prolepse :

           Ellipses : sa bouche ouverte
la boutonnière de ses yeux
la forme de son oreille
la ligne de son menton
les ailes de son nez

             Ellipse : réticence.

             Ellipses : courses de planètes, courses de neutrons
[…]
Un peu plus d’ellipse et un peu moins de réel, je
ne saurais rien souhaiter de mieux54

et l’argumentation ontologique et méta-narrative.

Sur le plan méta-narratif, l’auteur qui ne cache pas sa timidité, voire sa réticence à son endroit, insiste sur le caractère vague du statut du narrateur et des personnages également en évitant des logiques littéraires liées au genre du roman : « Vous vouliez des romans, non des traités, des réparties, non des aphorismes, des épanchements, non des relations »55. C’est ainsi que se manifeste la duplicité du personnage de Thomas, duplicité vaguement rimbaldienne : « […] un personnage double. C’est ainsi que je voyais Thomas, c’était moi, mais c’était un autre »56. Même l’évocation anecdotique de l’invention de l’écriture véhicule une sensation d’égarement qui menace le caractère secret de la création et avec elle, peut-être, l’identité humaine ou animale dans ce qu’elle contient d’inconfessable.

     On raconte, du moins c’est ce que dit Van Gu-
lik, que lorsque Tsang Kie, ministre de Houang
Ti, inventa l’écriture, tous les fantômes dans les
forêts, dans les greniers, dans les antres, dans
les grottes, firent entendre la même plainte, un
gémissement mi-humain mi-bestial, comme le
sanglot de la hyène, ils croyaient leur fin venue
car désormais tous les secrets de la création pour-
raient être divulgués57.

Dans l’impossibilité de choisir entre imitation et ressemblance, objet et concept, émergent des énigmes portant sur l’acte de nommer les choses (« Ils appelaient cela le corps subtil / mais nommer la chose l’efface »58), jusqu’à ce que sur le modèle du carnet de Karl, Frémon opte pour l’aspect insaisissable du sens, véritable patchwork de vie et d’écriture : « La vie, la mienne, c’est comme ici, dans ce cahier, une composition, un peu de ceci un peu de cela, un patchwork, un aimable bouquet, fleurs variées, coupées de-ci-de-là […] »59, un pastiche, « loi de la création »60 qui dans le sillage de Proust, est synonyme d’hybridations, de recherches, de touches et d’esquives, le long de parcours divergents et imprévisibles lesquels, par exemple, renversent les rôles entre les animaux en captivité et leurs gardiens: « Je me dis que Grandville a raison, les animaux sont libres et nous sommes en cage, encagés dans notre esprit, bornés mieux que par des barreaux de fer, nous les prenons à deux mains, passons notre tête entre deux et hurlons silencieusement comme de pauvres fous »61. Il s’agit du vague panisme caractérisant l’homme qui se manifeste pour devenir, dépassant l’étroite limite de son identité singulière, un être multiple, métamorphique et pluriel : « Je suis vous, je suis moi, je suis tout le monde, disait-il d’une voix perchée, nous sommes tous travestis, ce n’est pas la peine d’en faire une maladie. Dawkins était un paon […] »62. De façon spéculaire, le statut ontologique des livres, produit de leurs auteurs métamorphiques, se situe « à mi-chemin des choses et des êtres »63, en faisant de ces derniers des présences fantasmatiques, des cônes d’ombre comme ceux grâce auxquels certaines civilisations font coïncider l’identité du réel et celle de la femme dans une démarche aphoristique :

     L’ombre comme proie. La proie sublime.

     Le réel est ce qui porte une ombre.

     Les idées, les mots, les images ne portent pas
d’ombre, sinon à ceux qu’ils offusquent, une
ombre sans ombre, l’idée d’une ombre.

     La différence entre un fantasme et une chose, c’est
l’ombre. La femme sans ombre est une idée, un
fantasme, une frustration. La femme sans ombre
est stérile64.

L’ambiguïté sur le statut de l’objet, du sujet et du narrateur déclenche une sorte de grande sarabande finale, un grand guignol ironique et grotesque où la fable et la farce se confondent en vertu d’un «mimétisme généralisé », où « chacun pastiche chacun, des formes se dissimulent dans d’autres ou les détournent, le singe-belette se prend pour un oiseau, la hyène simule les sanglots humains […]»65. Il demeure, toutefois, la permanence verbale et ontologique d’un être pluriel qui se fait parole transparente et pour cela durable dans une dérive vers l’inconnu laissant beaucoup d’espace à la suggestion poétique – on pense à Emily Dickinson ou aux formes de l’haiku – celle d’un poème qui est aussi partie intégrante et moteur du corps vibrant de la prose, enchantement d’oxymores traduit en une sérialité de consonnes : « Je me livrerais au stupre manuel en respirant les roses »66.

Dans la fabula de l’écriture qui met aussi en acte une opération de dé-composition, Frémon se projette lui-même dans le personnage énigmatique de R.W. qui, avec modestie et de façon intelligente, affirme à propos de lui-même dans un de ses livres récents : « Je ne suis pas un grand homme, pense R.W., mais pas un petit homme non plus. J’ai composé trois ou quatre livres que les éditeurs n’ont pas refusés, tout le monde ne peut pas en dire autant. Bien sûr qu’ils ne se sont pas vendus mais il faut reconnaître que je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour cela »67.

Les livres sont, en réalité, beaucoup plus que quatre ou cinq, si seulement l’on considère ceux qui sont le plus dignes d’intérêt : Le Singe mendiant68, La Vraie Nature des ombres69, Gloire des formes70 et le tout récent Rue du Regard71, réticules de tracés oscillant entre narration, critique artistique et littéraire et écrit de forme brève ; tous mériteraient autant d’attention à nos yeux tant ils reflètent le talent d’écrivain de Jean Frémon, maître de la rapsodie et de la fuite. Un 25 août, dans une lettre adressée à Bernard Noël, il écrivait d’ailleurs : « J’écris non pour me trouver mais pour me fuir, me perdre, perdre au moins momentanément ce que d’autres appellent “moi” et en quoi je ne peux me reconnaître»72

Traduit de l’italien par Sandrine Cuzzucoli.




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CCP 32
« Dossier Jean Frémon »
cipM
96 p., 12,00 €
couverture

. J. Frémon, Ce qui n’a pas de visage, « Textes », Flammarion, 1976, p.121-122.

2. Ibid., p.123.

3. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955.

4. Id., L’Entretien infini, Gallimard, 1969.

5. J. Frémon, Le Miroir, les Alouettes, Seuil, 1969.

6. Ibid., p.9.

7. Ibid., p.10.

8. Ibid., p.40.

9. Ibid., p.41.

10. Ibid.

11. Ibid., p.46.

12. Nous nous permettons de renvoyer à F. Scotto, « Claude Royet-Journoud : il “bianco territorio” », in F. Scotto, La voce spezzata. Il frammento poetico nella modernità francese, Rome, Donzelli, 2012 (Saggi, Arti e Lettere), p. 242.

13. J. Frémon, Le Miroir, les Alouettes, éd.cit., p. 46.

14. Ibid., p. 58.

15. Ibid., p. 124.

16. J. Frémon, L’Origine des légendes, Seuil, 1972.

17. Ibid.

18. Ibid., p. 51.

19. Ibid., p. 58.

20. Ibid., p. 78.

21. Ibid., p. 83.

22. Ibid., p. 80.

23. Ibid., p. 109. Le leitmotiv de l’attente caractérise également, en des accents rappelant aussi bien R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux (Seuil, 1977), que M. Blanchot, L’attente, l’oubli (Gallimard, 1962), certaines séquences dialogiques anonymes de L’Origine des légendes, comme par exemple :
« – il est arrivé que vous êtes venu
– étais-ce moi en particulier que vous attendiez ?
– sans doute, j’attendais quelqu’un qui viendrait, vous êtes venu c’est donc vous que j’attendais » , ibid., p. 132.

24. Ibid., p. 118.

25. « ainsi, par irruption brutale dans un ensemble où tout paraissait stable et invulnérable introduire le dérapage, la fuite, glissement d’abord insensible puis vertigineux déplacement vers d’autres lieux enchaînés de façon toute arbitraire », ibid., p.135.

26. « prenant prétexte de tout pour pousser un peu plus loin, ce besoin, ajouter des mots sans cesse aux quelques mots qui furent un jour déposés sans raison sur une page blanche et entrèrent en vibration, de ces mots seule la vibration demeure, leur identité leur sens ont disparu et se dérobent à toute tentative […] » , ibid., p. 136.

27. Ibid., p. 155.

28. J. Frémon, Ce qui n’a pas de visage, éd. cit.

29. « – le sentiment d’être par chaque pore, par chaque cellule, à la fois atrocement lié au monde et atrocement coupé du monde », ibid., p.21.

30. Ibid., p. 30.

31. Ibid., p. 78.

32. Ibid., p. 164.

33. « le désert de l’éternelle errance », ibid., p. 167.

34. J. Frémon, Le Jardin botanique, P.O.L, 1988.

35. Ibid., p. 205-206.

36. « […] huit millions de végétaux séchés collés dans des herbiers dont ceux du cher Jean-Jacques, mon compatriote […] Dix ans que j’ai quitté Genève», ibid., p. 13.

37. On lit en effet, sur le plan méta-narratif, que « L’écrivain est d’abord un narrateur et tout ce qui est dit dans un livre est dit par un personnage de livre, même ce qui semblerait le plus direct […] J’ai écrit ce qu’on appelle des romans mais je n’ai jamais su donner de nom à mes personnages », ibid., p. 233-234.

38. Ibid., p. 10-11.

39. J. Frémon, Le Jardin botanique, éd.cit., p. 29.

40. « J’ai toujours eu l’étrange manie de glaner ici et là toutes sortes de petits objets désuets […] » , ibid., p. 348. Cfr. F. Orlando, Gli oggetti desueti nelle immagini della letteratura. Rovine, reliquie, rarità, robaccia, luoghi inabitati e tesori nascosti, Einaudi, 1993 puis 1994.

41. Ibid., p. 18.

42. Ibid., p. 38.

43. Ibid., p. 72.

44. Ibid., p. 144.

45. Ibid., p. 108.

46. Ibid., p. 120.

47. Ibid., p. 127.

48. Ibid., p. 196.

49. Ibid., p. 124.

50. Ibid., p. 160-162.

51. Ibid., p. 45.

52. J. Frémon, L’Île des morts, P.O.L, 1994.

53. Ibid., p. 74.

54. Ibid., p. 74.

55. Ibid., p.27.

56. Ibid., p. 58.

57. Ibid., p. 103.

58. Ibid., p. 196.

59. Ibid., p. 229.

60. Ibid., p. 132.

61. Ibid., p. 201-202.

62. Ibid., p. 245.

63. Ibid., p. 249.

64. Ibid., p. 252.

65. Ibid., p. 255.

66. Ibid., p. 223.

67. J. Frémon, La Vie postume de R.W., Fata Morgana, 2012, p. 10-11.

68. Id., Le Singe mendiant, P.O.L, 1991.

69. Id., La Vraie Nature des ombres, P.O.L, 2000.

70. Id., Gloire des formes, P.O.L, 2005.

71. Id., Rue du Regard, P.O.L, 2012.

72. B. Noël / J. Frémon, Le Double Jeu du tu, « Le grand pal », Fata morgana, 1977 p. 33.