par Christian Travaux
Après les Notes sur le Départ, parues en 2008, voici les Notes à l’arrivée, titrées Le Divertissement. Ce n’est pas que Claude Minière boucle ici un certain parcours d’écriture. Le titre même de Divertissement invite à lire ces notes d’une page ou deux, ces courts chapitres et un épilogue, à la lumière de Blaise Pascal, de ses Pensées : des notes éparses, un ensemble inachevé, sans beaucoup d’ordre, des papiers classés à la hâte, des textes en vrac. Pourtant, Minière revient souvent, avec une sensible insistance, sur l’ordre et la géométrie, la nécessité d’ordonner ou voir – avec le temps, avec le recul du temps – l’ordonnancement d’une vie, ou comment celle-ci s’est axée sur une ligne, ou sur des droites, sur une flèche allant vers sa cible. « À l’arrivée » est l’occasion, après-coup, de comprendre quelle fut l’orientation d’une existence, sa trajectoire, ou le filin invisible, la corde blanche que nos vies ont suivie, flèches, flèches, en atteignant soudain leurs cibles.
Le motif géométrique est pascalien. Et l’on se souviendra, sans doute, combien Pascal, dans ses Pensées, distingue l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie1. Pourtant, ici, rien d’une logique contraignante, de mathématique. Tout est ouvert à l’arbitraire, au contraire, à l’évocation des souvenirs les plus anciens, les plus intimes, ceux que l’on cache le plus souvent, et qui font, parfois, dans nos vies comme une ligne de partage : d’un côté, la ligne « normale », apparente (ainsi Minière : l’École Normale, le mariage, ou les enfants, la profession) ; et de l’autre, la voie souterraine, dissimulée ou masquée, celle qui nous relie à l’enfance, qu’on n’ose dire, l’enfance nue, sauvage, animale et secrète. Notre être intime.
Minière, dans cette prose réflexive, pensive, abstraite, troue, parfois, de moments d’éclat sa pensée : « l’âge d’or » campagnard, la misère, les récupérateurs, les terrains vagues de la banlieue, ou encore la mort de sa mère, à la tache indélébile, sa mère, dont seule une date est notée : 1957, l’hôpital. Une honte. Un effarement devant ce que fut sa « vraie » vie, sa vie « normale », pour tenter de dissimuler ce que l’autre vie, l’ancienne, avait pu être à l’origine.
À partir de ce canevas, Claude Minière voit toutes les vies comme la croisée de plusieurs droites. Une géométrie arbitraire, un hasard de successions, qui font qu’au coucher de nos vies, on regarde, on s’interroge : comme en est-on venu là ? Qu’est-ce qui a fait que ce chemin n’était pas mon chemin intime, ma destinée, et l’est pourtant devenu ? Comment retrouver sens ici à sa vie, à son existence, quand – à l’égal même d’un dessin : un indien décochant une flèche – elle a dévié, s’est fourvoyée, et ne sait plus quelle cible atteindre ? Quelle est donc cette arrivée, quand il n’y eut ni course, ni but, ni parcours décidé d’avance, ni trajet droit ?
La poésie, pour Minière, est la seule réponse possible. Est le seul divertissement, égarement. Une pointe qui fore – écrit-il – son trajet, où décrire / écrire sont recherches de cette pointe, de cet instinct secret, en nous qui conserve un peu, pour Pascal, de « notre nature première », de sa « grandeur ». La poésie est, pour Minière, comme une lutte contre les larmes ou contre la pudibonderie, l’honnêteté de façade, l’hypocrisie. Est comme une science de la flèche, car la poésie est hors-temps, est « du vent, du grand air », du large, « du nuage, de l’échappée » et « de la légèreté »1. Quelque chose qui échappe aux droites, aux lignes figées, décidées, de nos vies. Est comme une courbe qui fait revenir en arrière, méditer, réfléchir en creux les images de notre passé, et s’évader par la fenêtre.
Le poème est instinct de ciel.
1. Pascal : Pensées, Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, I (Brunschvicg) - 512 (Lafuma), éd. G-F, p.49-54.