par Michéa Jacobi
Ne pourrais-je à mon tour franchir l’ultime sommet
Et embrasser d’un seul regard la petitesse du monde
se demande Du Fu, poète chinois du VIIIe siècle, dans une pièce intitulée En regardant la montagne sacrée. Ne pourrais-je rester pour toujours dans le premier enchantement de ses vers, se demande le lecteur, et m’imprégner éternellement de son art : regarder les choses et les vivre comme lui plus longtemps qu’elles ne durent. Les éloges obligés, les descriptions à première vue anodines ou les états de services de l’auteur viennent pourtant ici d’un autre millénaire et d’un autre continent. Qu’importe, on les extrait un à un du majestueux coffret bleu de cobalt que Les Belles Lettres ont conçu pour eux, on les défait avec soin de leurs idéogrammes et de leurs précieux commentaires (on pourra y revenir ultérieurement) et on les déguste un à un, sans que la succulence d’un seul ne paraisse liée à son exotisme, sans qu’aucune des émotions que Du Fu transmet sans façon ni détour ne nous paraisse lointaine ou étrangère. Quel chapelet est donc sorti de cette boîte ? Une chronique épurée, un journal des visites, des rencontres et des soûleries, une géographie et une biographie fragmentaires, un recueil de compliments et de plaintes répétées ?
Tout cela à la fois. Les poèmes ont pour titres les noms des circonstances dans lesquelles ils ont été écrits (et les titres semblent à eux seul des poèmes déjà), les regrets et l’ivresse servent de « sauf-conduit » de l’un à l’autre, en chaque endroit attendent, entre deux notations qui semblent ordinaires ou convenues, la surprise d’une métaphore ou la liberté d’un sentiment. « Le riz à la couleur du mica, la pastèque la fraîcheur du cristal », le jujubier est comme un nuage froid, le poète est un singe à l’agonie dans sa cage et l’orage le presse de finir son travail.
On se hâte avec lui, on l’accompagne sur les sentiers inférieurs, on ralentit le pas à l’approche d’un nouvel ermitage. Ainsi lit-on Du Fu comme on se promènerait dans sa vie. Et l’on voudrait que cette déambulation ne finisse pas. Mais « l’aigle sur le gant s’envolera dès qu’il sera repu » nous prévient la quatrième de couverture. Et dans les Vingt-deux rimes présentées et offertes à Monsieur le Grand Conseiller Wei, Du Fu nous avait déjà avertis :
Quand la mouette blanche aura disparu dans
les vagues déferlantes
Nul dans l’univers ne sera capable de l’asservir
Textes traduits, présentés et commentés par Nicolas Chapuis
Les Belles Lettres
« La Bibliothèque chinoise »
840 p., 39,00 €