Casimiro De Brito : Aimer toute la vie, et autres poèmes

 
par Christian Travaux

Seul celui qui a longtemps souffert
pourra écrire un poème d’amour.

Ainsi commence – par une référence indirecte à une citation célèbre, le concept de « l’éprouvé », chez Rainer Maria Rilke1 – le recueil Aimer toute la vie de Casimiro de Brito. Des poèmes courts, parfois très courts, quelques vers, des vers eux-mêmes très courts, à peine quelques syllabes, une histoire mise en morceaux, disloquée, d’une vie à deux. Pour dire le désir, le plaisir, la jouissance d’un homme et d’une femme. Et leurs gestes, quand ils se retrouvent, et que leurs corps, nus l’un et l’autre, se caressent, s’entre-pénètrent. Le corps de l’autre, quand il s’ouvre, qu’on entre en lui, et qu’il vient s’offrir et trembler – et jouir aussi. Des mots crus, et parfois très crus, comme « sperme, fente, sueur, salive, sexe, anus, trou, mamelon », qui paraissent, et font juter la langue et la voix, qui étonnent, et transgressent, qui trouent la page. Mais qui sont jetés dans l’orage d’une langue emplie d’images, où le corps de l’autre devient conque, fleuve, étoiles, ou fleur éphémère, grotte, ou rosée.
Poèmes d’amour, sans nul doute, mais textes de deuil aussi, d’oubli, de perte. Des poèmes de « fin d’amour », comme le dirait Apollinaire. Un homme se souvient d’une femme, s’en afflige, s’en désespère. Son désir, qui, souvent, s’ose, s’expose, et se montre crûment à la lecture, dans le même temps vient s’abattre et tomber en pleurs. La lumière pèse, là où l’amour risque à se dire. Et les amants, qui se sentaient vulve, seins, ou sexe dressé, ne sont plus que pierres défaites, neige tombée sur l’ouvrage de la mémoire. À relire ce mince recueil, on respire, on ressent partout l’absence, cette absence de l’autre. On devine un chemin de peine, et de silence, et de douleur, de temps perdu qui n’est plus et qui ne reviendra plus. Lorsqu’on est – comme le dit si bien Casimiro de Brito – séparé de la source ardente, rien n’existe plus qu’au passé, de l’amour qu’on a vécu. Et tout n’est que cendres, et qu’images, et silence dans la mémoire. Blessures, et peine.
La mémoire, comme le dit encore de Brito, est comme une barque à peine suffisante pour franchir cette distance qui nous sépare des morts, des absents et des morts, de tous ceux que l’on a aimés. Alors, c’est alors qu’il nous faut revenir à l’origine, au début de l’histoire d’amour, comme à l’ouverture des corps. Revenir et comprendre un peu ce qui s’est joué en dedans, dans les corps, et dans la mémoire des corps, dans la trace qu’un corps laisse en l’autre quand il s’abandonne. C’est alors qu’il faut chercher ce vent qui se lève parfois dans les mots, et dans l’émotion d’un langage qui dit le corps. Un vent frais. Une lumière chaude, qui vient réveiller, dans l’écrit, les caresses, les braises éteintes. Et trouver une aide, un secours, dans les mots ou dans l’écriture, à ce qui fut bonheur et joie, et délices et pleine jouissance, et qui ne s’écrit plus qu’au passé.
C’est alors qu’il faut écrire, comme Rilke le voulait, alors seulement « qu’il peut arriver qu’en une heure très rare (…) se lève le premier mot d’un vers ».
Et recommencer à aimer.




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Traduit du portugais par Catherine Dumas et Zlatka Timenova
Al Manar
« Voix Vives, de Méditerranée en Méditerranée »
64 p, 12,00 €
couverture

1. Rainer Maria Rilke : Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduit de l’allemand par Maurice Betz, Le Seuil, « Points », p.25-26.