Gerard Unger : Pendant la lecture / Jost Hochuli : L’abécédaire d’un typographe

 
par Jacques Demarcq

Bien qu’orfèvre, Gutenberg s’est servi d’un alliage sans éclat (plomb, fer, étain, antimoine) pour créer des caractères mobiles. La communication ou publicité mise à part, tout l’art du typographe dans un livre consiste le plus souvent à se faire oublier : choisir des caractères et ciseler une mise en page où le lecteur ne verra que des mots, d’immatérielles pensées. C’est à peine moins vrai en poésie, où l’énonciation devrait pourtant se matérialiser pour se dynamiser – mais se satisfait en général d’un « fer à gauche ».
Longtemps la typo n’a été l’affaire que des imprimeurs, plus récemment d’un graphiste. Tout a changé depuis que l’auteur rend un texte numérisé qu’un logiciel mettra en page avec quelques interventions. Dans des publications surtout soucieuses de leur contenu, cette quasi-automatisation peut entraîner des catastrophes, remarque Jost Hochuli : méconnaissance du code typo, pavés de texte compacts, notes trop longues, etc. D’où l’intérêt d’ouvrages sur le design graphique comme ceux des éditions B42, créées en 2008.
Typographe néerlandais, Gerard Unger s’appuie sur les sciences cognitives pour s’intéresser au processus de déchiffrement d’un code graphique. L’alphabet latin combine cinq traits : vertical, horizontal, oblique et demi-cercles, ( \ — | ), les mêmes qu’un vélo. On associe les traits d’un caractère comme ceux d’un visage. La moitié haute d’une ligne d’écriture suffit presque à sa lecture. La rétine discerne avec netteté 15 lignes au centimètre, ensuite le cerveau trame. Nos neurones déchiffrent jusqu’à 18 signes, en moyenne 8, en un quart de seconde. Le chevauchement des opérations assure la continuité du séquençage, que facilitent des mots brefs. Bien sûr, le travail seul conscient d’appréhension du message recouvre ce processus devenu automatique, mais résultant d’un apprentissage.
Aussi performant soit-il, le cerveau est mis au service d’une culture, et le créateur de caractères ne peut ignorer la force des traditions. Qu’oser innover quand les polices les plus employées sont quasi centenaires (le Times date de 1931) et les plus chic multicentenaires (Garamond, Baskerville, Bodoni, etc.) ? Unger mise donc sur l’amélioration de formes classiques, avec empattement. Il élargit légèrement le haut des hampes, aplatit d’un rien les panses, augmente un peu les blancs intérieurs pour valoriser les noirs. Travail d’orfèvre comme toujours, imperceptible, mais pouvant faciliter la lecture véloce d’un journal ou d’un polar. Celle plus rare et lente de poèmes peut s’arrêter au message sémantique. À moins que Mallarmé, Apollinaire, les dadaïstes et combien d’autres ensuite soient aussi des poètes, y compris Maurice Roche, et que l’invention graphique ait nourri leur écriture, y compris celle de Bernard Heidsieck.
L’abécédaire de Jost Hochuli est moins intéressant. Auteur de manuels pratiques 1, il rapporte ici les questionnements d’un typographe suisse au cours de sa carrière. Frappé par le revirement Jan Tschichold, moderniste 2 revenu à un design plus classique, Hochuli s’oppose à tout systématisme esthétique. Le design graphique doit s’adapter aux besoins et circonstances. Attitude sage, mais qui suppose une intention préalable à la mise en forme, ce qui est rarement le cas pour un poème.




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Gerard Unger
Pendant la lecture
B42
232 p., 26,00 €
couverture
Jost Hochuli
L’abécédaire d’un typographe
B42
56 p., 18,00 €
couverture

1. Jost Hochuli, Le Détail en typographie, B42, 2010.

2. Jan Tschichold, Die neue Typographie, 1928 ; traduction de Françoise et Philippe Buschinger, La Nouvelle Typographie, Genève, Entremonde, 2016. Voir aussi Hans-Rudolf Bosshard, Max Bill / Jan Tschichold, la querelle typographique des modernes, B42, 2014.