Georges Didi-Huberman : Sortir du noir

 
par Yves Boudier

Une atroce histoire, un « trou noir » de l’histoire. Comment l’agir profond d’une vie devenue mort absolue, celle d’un enfant, d’un fils, peut-il permettre la pérennité du vivre, autoriser une existence capable de transcender le principe de finitude, par-delà l’irrémédiable de la mort accomplie ? La mort donnerait-elle un sens à l’intimité irréductible de chacun, qui se réinvente à chaque fois dans le récit et plus profondément encore dans le corps du conte, matrice en acte de l’actualisation individuelle et subjective de toute prise sur le monde, autrement dit de toute prise d’une parole courant le risque de la confrontation des sensibilités que nos histoires idiosyncrasiques déterminent pour toutes et tous.
Que faire devant ce « trou noir » ? Tenter d’y faire retour, de le mettre en lumière, de le « sortir du noir » ? Le cinéaste László Nemes, avec Le fils de Saul (Cannes, 2015), répond à cela que Claude Lanzmann dit impossible : donner à voir la nature de l’extermination. Il s’en tient (se tient) à un cadre serré qui permet de montrer l’intérieur même de l’horreur, ceinte des cris et des sons, voire du silence de ténèbre, qui l’enserrent dans une violence constante, à l’inverse des mains et des bras qui portent vers une sépulture en prière l’enfant mort, le fils de chacun.
Georges Didi-Huberman, sur un mode particulièrement sensible et émouvant, repère et arpente la double fonction des rares images extraites de l’enfer, images devenues photogrammes exemplaires. Il creuse dans le récit et le corps du film qu’il associe au mythe orphique de la descente aux enfers, redessine le moment originel de la confrontation à l’espace de la mort où se conjoignent les éléments (allégoriques et moraux) qui fondent la force du conte, seule forme apte à mettre en scène « un lien de transmission généalogique ».
Ainsi, cette implacable épellation des figures de l’horreur absolue par ces images extraites du néant (dans lequel « un enfant est déjà mort », énoncé à proprement parler impensable), nous conduit-elle à la possibilité de sortir du noir, de ce « trou noir » de l’histoire. La volonté indéfectible d’un homme de sauver l’enfant d’une mort innommée, donc anonyme, traverse les territoires de l’horreur et nous emporte tous au-delà de la parole éteinte des disparus, dans un parcours compassionnel inouï. Ce film unique signe l’incarnation la plus profonde de la pulsion de vie et d’amour de l’espèce humaine en quête des mots qu’elle doit déposer sur le corps des disparus pour se survivre.




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Minuit
64 p., 6,00 €
couverture