par Bruno Fern
Parmi les intentions qu’Arno Schmidt expose dans ses Calculs1 figure celle-ci : « développer enfin les formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience qui ne cessent de se reproduire » et Fred Léal parvient indéniablement à la réaliser ici. En effet, le fil narratif est tenable bien qu’il soit constitué de ce qui advient à chaque instant, réparti dans l’espace de la page avec des polices diverses : dialogues, énoncés lus ou entendus (pubs, émissions de radio, notices, panneaux routiers, etc.), monologue intérieur, descriptions, tous ces éléments pouvant être tronqués par des obstacles visuels ou sonores. Bref, c’est le vivant tel qu’il nous apparaît sans cesse, fait de (dis)continuités, comme s’il s’agissait de la transcription de la bande son d’un film d’où aucun parasite n’aurait été effacé. Quant au récit, il réserve lui aussi de bonnes surprises : un narrateur écrivain, qui coïncide grosso modo avec l’auteur, est invité par des lecteurs épris de randonnée à refaire avec eux une ascension dont le cadre pyrénéen est celui d’un de ses romans, Un trou sous la brèche – pourtant écrit à New York. Pour autant qu’ils aient lu l’ouvrage, ces marcheurs ne s’intéressent qu’à la véracité des faits relatés (« Ouh ! là ! là ! Moi, j’avais compris que l’écrivain était ce qu’il écrivait… ») et veulent en avoir pour leur argent (« Vous bossez avec des bourses – c’est-à-dire des subventions publiques, non ? / faudrait voir un peu à écrire un minimum lisiblement, parce que nous on mérite une… disons un… retour sur investissement »). Si l’on y rajoute la présence d’une randonneuse qui harcèle l’écrivain à cause de l’unique scène hot de son Trou, on comprend son épuisement et sa solitude… Forcément toujours en décalage entre la fiction et la dite réalité, il se retrouve vite perdu, mis dans une position aussi délicate que burlesque : « Tu croyais avoir trouvé la bonne distance par rapport au sujet, au lecteur, eh bien te voilà rattrapé. »